EN VERRE ÉPAIS par Caro

En verre épais.

Ma famille m’avait dit que je m’étais enfermée dans une tour de livres. Je ne dis pas mes amis. Je n’en ai pas. Des relations, au mieux. N’empêche, ma mère, mon cousin, mon beau-frère n’avaient pas tort ; c’était vrai que le monde qui transitait derrière mes épaisses lunettes ne pouvait se réduire à ça : un boulot d’assistante juridique, la messe et la réunion de prières hebdo, les camps scouts ou les veillées où je ne chantais jamais (on me l’avait bien fait comprendre, qu’il valait mieux que je me taise, même pendant les refrains). Ce monde-là, je l’avais élargi à grands coups de lectures et de personnages colorés, qui existaient le temps de plusieurs tomes. Avec des histoires de toutes les tailles et de tous les bords, bien ou mal écrites, je m’en moquais. Des livres, c’était tout.

Ma famille ne disait rien mais ils pensaient tellement haut qu’il n’y avait pas de porte à cette tour, ou alors que j’en avais perdu la clef ou… Ils m’ont donc envoyée à Lourdes, parce que ça se fait au moins une fois dans sa vie chez nous. Ou pour un miracle. Là-bas, j’ai prié dans une petite chapelle. J’ai lu à une statue de la vierge grise mon passage préféré de la Bible, l’histoire d’une femme, juge, Déborah. J’aurais aimé m’appeler Déborah. En sortant, j’ai acheté de l’eau bénite. Puis je suis rentrée dans une boutique qui ne savait pas ce qu’elle vendait. Quand j’ai vu l’homme au comptoir, ses yeux clairs comme une source, j’ai lâché ma bouteille, le col du flacon s’est brisé net. Il a tout ramassé, m’a pris la main, m’a entraînée dans l’arrière-boutique et m’a offert un thé. Au moment où je regardais le titre du livre posé sur la table, il m’a cité un poème. On s’est vu le lendemain matin. Puis le jour suivant. Chaque jour jusqu’à la date où je devais reprendre le train. À chaque fois, il me servait du thé et me chuchotait des phrases et des vers qui paraissaient si fragiles, si réels… Alors quand il m’a attirée sur le canapé, j’ai souri et j’ai enlevé mes lunettes.

Je suis repartie avec une bouteille en verre remplie d’eau bénite en forme de tour Eiffel. De retour dans la maison familiale, je lui ai écrit. Encore. Et puis encore. Je n’ai jamais eu de nouvelles. J’avais juste noté le nom de la boutique ; il s’appelait Emmanuel. Je crois.

Maintenant, je ne quitte mes lunettes que le soir après avoir éteint ma lampe de chevet et lu, lu, à en avoir mal à la tête. Ou alors dans la salle de bain après avoir tourné le verrou, c’est plus commode pour prendre une douche. Ma famille dit que je suis enfermée dans une tour de livres. Ils craignent que j’aie perdu la clef. 

Je ne l’ai pas perdue. Je l’ai jetée.

4 commentaires:

  1. Oh Caro, c'est s-u-p-e-r-b-e !

    Vraiment, vraiment !

    BRAVA !

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  2. Car moi, je vivais dans la même tour à une époque, je lis depuis l'âge de 4 ans et j'ai (eu) des lentilles épaisses.

    Tu y a habillement tissé le mot, l'image, et le sens de la citation ! Je suis vraiment admirative, et reconnaissante pour ta participation ici.

    Re-bravo et merci !

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  3. Youps...Tu y aS habillement tissé...
    Oui, on m'a comprise, mais cela me fait plaisir de répéter le fait ! :-)

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  4. Bravo, tout est mis dans le récit. Un peu triste pour la demoiselle tout de même.

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