La grosse bûche jetée lourdement dans la cheminée provoque un jaillissement d’étincelles pétaradantes. Cette éruption s’élevant du foyer et fusant en gerbe, chasse subitement la pénombre et embrase toute la pièce de sa lumière, éclairant les visages des personnes présentes.
Il y a là mon papy Tad-Coz et ma mamy Mamm-Goz. Comme à trois ou quatre reprises dans l’année, ils reçoivent dans leur modeste ferme, toute leur famille, enfants et petits-enfants.
Le repas du soir terminé, nous sommes tous réunis autour du feu. La cheminée en granit est énorme, c’est l’élément le plus imposant de la pièce principale. Une pièce, au sol en terre battue, comme dans tous les corps de ferme, avec au centre, une grande table rectangulaire en chêne, entourée de bancs. Les pourtours de la pièce sont meublés de lits clos aux portes coulissantes finement sculptées et ciselées. Derrière leurs boiseries ajourées on devine des rideaux richement brodés. Moi, les lits clos à l’intérieur obscur m’ont toujours fait peur mais on y dort parait-il très bien et au chaud.
Il n’y a pas de télé, elle n’existe pas encore et ces réunions familiales se déroulent toujours de la même façon, suivant un scénario établi à l’avance. Après le repas du soir, on déplace les bancs et on les installe devant la cheminée pour la veillée rituelle. Mamm-Goz, comme à son habitude, s’active sur une galettière, posée sur des chenets un peu à l’écart du foyer, sur le rebord du lit de braises. Elle y dépose la pâte qu’elle étale avec son petit râteau-spatule en bois. Ses crêpes sont très fines et délicieuses. Garnies de confiture ou de gelée de mûres, c’est le dessert préféré de ses petits-enfants. Un vrai régal !
Tad-Coz trône au centre du banc. Autour de lui, de chaque côté, mes parents ainsi que mes oncles et tantes bavardent de tout et de rien. Bien qu’ayant des cousines et une sœur plus grandes que moi, j’ai, en tant que plus âgé des petits-enfants mâles, à huit ou neuf ans bien tassés, l’immense privilège de m’asseoir sur les genoux du patriarche. Il m’aime bien et moi aussi. Quand il parle, je l’écoute attentivement, surtout quand il raconte sa guerre de 14-18, les tranchées, la bataille de la Marne, Verdun… « Ils ne passeront pas ! » martèle-t-il.
Contrairement aux adultes échangeant des regards lourds de sous-entendus qui disent : « Ça y est ! Il nous refait encore sa guerre ! », moi, je bois et savoure ses paroles. Les yeux rivés sur ces flammes dansantes qui me fascinent, je rêve à tous ses faits d’armes, tous plus fantastiques les uns que les autres.
Les autres enfants s’en foutent. Les plus petits, jouent, à même le sol, à la poupée, aux billes, ou avec des petites voitures en bois. Les plus âgées des petits-enfants, des cousines, au sortir de l’adolescence, accroupies autour d’un petit pouf, échangent bruyamment en regardant des revues de mode et des catalogues de lingerie. Elles rêvent à ces starlettes, princesses d’Hollywood, belles, élégantes et minces et proposent leurs recettes pour garder une ligne fine, se maquiller, s’habiller … Sans pudeur aucune, elles dévoilent leurs formes naissantes et laissent entrevoir leurs petites culottes, ce qui ne manque pas d’émoustiller le gamin que je suis.
Les paroles de mon papy s’atténuent, s’estompent et je pense déjà à la journée de demain. J’ai hâte d’y être, à demain, début des vacances où nous pourrons assister aux travaux des champs et surtout, jouer aux cow-boys en conduisant les chevaux à la rivière. Nous les monterons, sans selle, à cru, accrochés à leur crinière, comme les indiens de nos bandes dessinées. Je reprendrai ma préférée, Olga, une jeune et belle alezane avec une étoile blanche au front.
Tout comme les paroles de mon grand-père, les images d’Olga, ma jument préférée, s’évanouissent et disparaissent aussi de mon esprit.
Mon, regard, comme aimanté, revient sans cesse sur mes cousines, je n’arrive plus à détacher mes yeux de ce spectacle qui me procure de bien étranges et agréables sensations.
Je ne l’apprendrai que bien plus tard à l’école, mais Marcel Proust a dit : « Il n’y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu’on dit d’avoir aucune ressemblance avec ce qu’on a dans la pensée. » Eh bien, moi je ne sais même plus ce que j’ai dans la pensée. Je sais qu’il y a du désir et que j’y pense… On verra bien demain !
Bien belle scène de souvenirs, mêlée d'émotions.
RépondreSupprimerTu m'as fait revoir les miens, merci Sklabez.
:)
Merci Santoline.
SupprimerSouvenirs communs on dirait. Il me semblait aussi, t'avoir reconnue. Ça fait plaisir de te retrouver, cousine ;-)
Des souvenirs d'enfance bien racontés et plein d'émotions.
RépondreSupprimerBravo Sklabez
De vraies belles émotions pour moi aussi, Anne-Ma. Merci.
SupprimerSuperbe texte ! Du coup j'ai l'air d'un con avec mon mini sketch :
RépondreSupprimer- Monsieur et madame SklabeZ, nous vous avons fait venir car nous avons un problème avec votre fils ?
- Ah bon ? Et c'est quoi le problème ?
- Nous le trouvons un peu pr-écorce
- Et alors ?
- Nous souhaitons lui faire sauter une classe !
Toute la classe ?
SupprimerÀ l'impossible nul n'est tenu !
Quoique...
Je me demandais si tout le monde parlait breton ?
RépondreSupprimerLa génération de mes grands-parents parlait breton et c'était souvent leur seule langue. Mes grands-parents parlaient aussi le français mais le maîtrisaient mal.
RépondreSupprimerMes parents comprenaient très bien le breton et le parlaient avec leurs parents et les anciens. En dehors de ces circonstances, ils ne le parlaient qu'occasionnellement. À la maison, ils ont toujours parlé français.
Leurs enfants, dont moi-même, ne parlons pas du tout le breton. Je n'en connais que quelques trop rares mots.
Except for "Mon a ra mat" (Bonjour) and "Kenavo" (au revoir), I don't speak Breizhoneg at all. It's a pity ! My grandfather is ashamed of me. ;-)
Je m'en veux de ne pas l'avoir appris. Maintenant, je crois que c'est trop tard.
Merci SklabeZ, c'est très intéressant.
SupprimerEn complément je voudrais dire que si la génération de mes grands-parents (nés, à peu près, entre 1870 et 1900) a appris le français, ce fut, contraints et forcés. L'administration de l'époque interdisait absolument l'usage du breton dans les classes et les cours de récréation des écoles. Pour eux c'était très dur car ils devaient s'exprimer dans une langue qu'ils ne connaissaient pas du tout.
SupprimerComme l'école n'était alors pas autant obligatoire que maintenant, nos grands-parents n'ont eu qu'une connaissance très rudimentaire du français. C'est de là que vient le terme baragouiner pour "bara" (pain) et "gwin" (vin), mais ça, tu le savais certainement déjà, je pense.
J'ai appris lors de mes études que beaucoup de Bretons sont morts lors des combats parce qu'ils ne comprenaient pas les ordres en français, et que c'est pour cela qu'on exigeaient qu'ils apprennent le français. C'est surtout intéressant ces jours-ci avec les lois concernant l'apprentissage du français.
SupprimerJe connaissais déjà le gwindru... ;o)
"Je connaissais déjà le gwindru... ;o)"
SupprimerOhhhhh ! ;o)
Un bien agréable tableau de famille (et de saison) avec en final l'émoi du désir naissant... J'ai bien aimé!
RépondreSupprimerL'émoi et moi... tout un poème. ;-)
RépondreSupprimerMerci Vegas