MON AMANT DE SAINT-GENEVIEVE par Joe Krapov

Avant de partir à son rendez-vous, Henri est passé dans l'atelier où son épouse Camille met la main à sa dernière sculpture : une caricature en pied d'une femme écrivain quelque peu extravagante.

- Merde, monsieur Labrouste !
- Merci, ma chérie. Ca n'est jamais gagné d'avance et c'est toujours très éprouvant de passer une telle épreuve après tout ce travail accompli.
Il l'embrasse et sort.

***

- La poutrelle de fer monte à l'assaut du ciel et symbolise l'aspiration humaine à s'élever par la connaissance, par le regard qu'on pose autour de soi pour s'inspirer de ceux qui nous ont précédés. C'est pourquoi les livres sont disposés tout autour de la salle. A l'exception des lampes, d'un joli vert opaline, vous avez remarqué ?...

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Est-ce bien la peine, Henri, se demande-t-il, de faire du gringue à ces deux dames à l'air revêche ? Tu sens bien que depuis le début de ta prestation quelque chose cloche et pas seulement leurs chapeaux ! Elles ont l'air de tiquer sur quelque chose, mais quoi ? Peut-être la décision définitive du choix de l'architecte sera-t-elle prise par les deux représentants de sexe masculin de ce jury très sérieux. Le petit rondouillard a l'air d'être le Président de l'Université, celui qui tient les finances dans la bande.

-... les tables sont présentées nues. On peut y asseoir seize étudiants de chaque côté. Un esprit de saine émulation devrait naître de ces côtoiements de futurs savants de toutes disciplines. La lumière entre dans la salle par des verrières latérales en forme de demi-lunes. Maintenant je vais vous présenter le plan en coupe de la salle des catalogues que j'ai installé dans une crypte au sous-sol de cette bibliothèque.
- Pas la peine, monsieur Labrouste. Votre conception du bâtiment ne conviendra pas à nos étudiants.
- Pourtant, le plan de circulation, le bureau des bibliothécaires...
- C'est très bien, nous n'en disconvenons pas mais ce que vous nous présentez là n'est pas un learning center.
- Un... quoi ?
- Un learning center. C'est un concept un peu nouveau. Il n'y a pas d'équivalent en français mais c'est ce type de lieu que nous cherchons à mettre en place. Non pas une bibliothèque mais un lieu de vie. L'équipement doit être fonctionnel et stimulant, évolutif et de qualité. Il y a un travail à mener sur les 3 C : Competence, Commitment and Confidence. L'essentiel du projet tient dans la diversité des missions que l'on se donne (orientation, échanges internationaux, insertion professionnelle, pédagogie, détente, petite restauration, etc.).
- La documentation est électronique, immatérielle, les cours sont donnés en non-présentiel. Le papier disparaît. Vous connaissez les tablettes ?
- Celles sur lesquelles on a découvert l'écriture cunéiforme ?
- Non, les tablettes numériques, les liseuses. Des bornes wifi suffisent désormais, des salles d'immersion pour recevoir les cours dispensés à distance.
- Le learning center doit permettre aux étudiants de se restaurer, de se reposer, de se défouler or il n'y a aucun couloir à glissades dans votre projet. Pas de distributeur de barres chocolatées ou de croissants au beurre. Rien n'est prévu pour l'achat de boissons gazeuses ou de café.
- Mais... les taches sur les manuscrits précieux..., bredouille l'architecte désarçonné.

Il lui semble que ce nouveau discours dans une autre langue que la sienne est en train de détruire tout ce qu'il s'apprêtait à faire !

- Aucune télé ! Pas même un baby foot ! Pas de stands d'information ni de salle pour des animations ponctuelles. Pas de fumoir !
- Mais... fumer est interdit dans les lieux publics !
- Comme il n'y a plus de livres, il n'y a plus de risques d'incendies ! On peut bien laisser les étudiants fumer ! ca ne gêne personne qu'eux-mêmes.
- Mais... le personnel...
- Il y a peu de personnel dans un learning center. Comme il n'y a plus de collections, il n'y a plus rien à voler. Plus d'encyclopédies à découper !
- Mais alors, vous, mesdames, qu'allez-vous devenir dans ce contexte ? N'êtes-vous pas en train de scier la branche sur laquelle vous êtes assises ?
- Nous, on fera comme aujourd'hui. On leur dira où sont les toilettes et on leur expliquera que le l'Ascension ou le 1er mai sont des jours fériés et donc, non, le learning center n'est pas ouvert ce jour-là.
- Encore que la notion de fête religieuse, elle non plus, d'ici peu, n'aura plus beaucoup de sens !
- Par contre, la localisation des toilettes, il faut toujours y revenir. C'est un fondemental. Pardon, un fondamental.
- Vous pouvez remballer vos documents, monsieur Labrouste. Nous allons recevoir le candidat suivant.
- Attendez, mesdames, messieurs, je viens de comprendre. J'ai autre chose à vous proposer...
- Quoi donc ?

***

- Alors, chéri, ta journée s'est bien passée ?, demande Camille
- Holala ! Si tu savais comme c'était mal parti, mon amour ! Heureusement, grâce à toi, j'ai eu l'idée du siècle !
- Allons bon ! Raconte-moi cela !
- C'est terrible, Camille comme le temps détruit tout ce qui est fait. Nos savoirs, nos conceptions, nos perceptions, nos mœurs. J'ai dû tout jeter aux orties et tout changer ! Le savais-tu, toi qu'une bibliothèque, maintenant, cela doit être comme un complexe cinématographique du genre du Gaumont où l'on te vend des pop-corns, des sodas, des esquimaux, des cochonneries, tout ce que tu veux et même, accessoirement, des billets de cinéma ?
- Tu sais moi, plus rien ne m'étonne aujourd'hui !
- On appelle ça un learning center. Eh bien je viens d'en créer un ex nihilo ! En une après-midi. Il m'a suffi de sortir toutes mes tables, mes chaises et mes livres de ma bibliothèque !
- Par quoi les as-tu remplacés ?
- Par rien ! J'en ai fait un hall de gare vide avec des poufs à billes partout et 4 cabines téléphoniques anglaises.
- Des cabines téléphoniques ? A l'heure du portable ?
- Elles sont vides mes cabines. Elles servent aux quelques derniers étudiants pudiques ou aux espions chinois qui téléchargent comme des bêtes sur les campus français. Ils viendront s'y enfermer avec leur portable quand ils voudront éviter qu'on entende leur conversation. Mais le mieux, c'est la crypte, le sous-sol !
- Tu n'y mets plus les catalogues ?
- Non ! J'y mets des lits d'hôpital et des lits clos bretons à deux ou quatre places. Et le clou de la fête, celui qui va te faire profiter de l'aubaine : je t'achète ton Amélie. Ta dernière sculpture, celle avec le chapeau.
- Que vas-tu en faire, d'Amélie Nothomb !
- Une dame pipi virtuelle, juste à l'entrée des toilettes ! Alors ça, ça leur a plu aux deux types ! Que je supprime le dernier poste de personnel dans ce learning center ! Tu aurais vu la stupeur et les tremblements des deux autres nanas !
- C'est dommage quand même, je l'aimais bien cette image de bibliothèque !
- Allez chérie, apprends à dire « learning center ». Les bibliothèques, c'est comme dans la chanson « Mon amant de Sainte-Geneviève » : c'est du passé, n'en parlons plus !

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(photo AFP)

4 commentaires:

  1. ♫ Moi, qui lisais tant,
    Je connaissais ce centre trop élégant ♫

    http://youtu.be/YWVLN8APEL0

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  2. L'esprit des bibliothèques..
    décrit avec beaucoup d'esprit.
    Merci

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  3. Heureusement que M. Labrouste a de l'imagination. Dommage, sa bibliothèque était pourtant belle. Mais bon, n'en parlons plus ! Bravo Joe.

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  4. Alors là ! Pas même un baby foot, c'est plus du jeu ça !

    Il faut toujours se méfier des femmes aux chapeaux et des petits rondouillards. ;-)

    L'odeur, le toucher, la caresse de la main sur la vieille reliure, la texture du papier, les doigts qui se glissent entre les pages... Fini le contact charnel du lecteur avec son livre alors !

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