ENCORE EN RETARD par SklabeZ


Comme chaque matin, il enfourche sa moto pour se rendre à son travail.

En arrivant sur le pont qui enjambe le fleuve, il est pris dans un ralentissement. Alors qu’il est un peu à la bourre et qu’il ne veut pas subir les foudres de son patron pour un énième retard, il décide de remonter la file de voitures. Le bouchon est provoqué par un véhicule à l’arrêt, la portière ouverte. Tout à côté, une jeune femme accrochée au parapet en discussion avec une automobiliste. D’autres personnes se sont aussi arrêtées. Certaines semblent tétanisées, d’autres s’approchent prudemment et, simultanément, sortent leur portable pour appeler les secours, probablement.

Il gare sa moto, se précipite vers la désespérée et essaie aussi de la raisonner. Dans ses gémissements il croit deviner «  … trompée ... vie ne vaut plus un radis…  en finir…» Elle est en pleine crise de larmes, mais semble déterminée. Lui, tente vainement de la dissuader et, avant même d’avoir pu esquisser le moindre geste pour la retenir, elle se retourne et saute.

Tout le monde se précipite vers le garde-fou et regarde la surface de l’eau, là-bas, tout en bas.

Lui est hébété. Il ne sait pas si elle a survécu à la chute mais il a vraiment envie de la sauver, cette petite. Le tablier du pont est à près de quarante mètres au-dessus de la surface de l’eau et surtout, il n’est pas très bon nageur. La sagesse voudrait donc qu’il ne saute pas. Il n’a même pas le temps de méditer cette citation de Jules Renard : « La prudence n’est qu’une qualité : il ne faut pas en faire une vertu » sans réfléchir, il se jette à son tour.

La chute est interminable… il ferme les yeux. Entièrement animé par cette volonté de sauver la jeune femme, il ne ressent même pas ce choc au contact de l’eau qui l’assomme. Il est transi et reprend vite ses esprits. Sous l’eau, la visibilité est presque nulle mais il finit par la retrouver un peu en aval. Le corps, qui a dérivé sous l’effet du courant, est inerte. Il s’attend au pire : « tout cela pour rien ! » se dit-il. Il finit par la rejoindre… elle vit ! En s’approchant, il lui parle avec délicatesse. Quand il l’a agrippée, il a su que c’était bon.
Ce jour-là, en arrivant au travail avec près de trois heures de retard, son boss lui passe un savon comme jamais il ne l’a fait.

Il s’en fout et ne cherche même pas à se justifier.

Il est heureux. Il est heureux et radieux.

8 commentaires:

  1. vegas sur sarthe20 mai 2012 à 23:33

    Passer le savon trois heures plus tard... c'est balot :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il n'est jamais trop tard pour se faire mousser !
      Il n'était pas peu fier de son geste, le lascar ;-)

      Supprimer
  2. Je ne retrouve pas le poème, c'est assez célèbre, et le dernier vers tel que je me le rappelle, c'est "And I stood there, seventeen". Ton poème me rappelle cela, et je m'enrage de ne pas pouvoir retrouver les vers que cela me rappelle !

    Cela dit, bravo, c'est un beau texte.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Peut-être "Hotwire" lu ici par Paul Hunter
      http://www.gazoobitales.com/index061profile.html

      Merci Joye.
      Le texte n'a germé que hier matin lors d'une balade ventée et pluvieuse le long du fleuve, en passant sous ce pont, justement.

      Supprimer
  3. Bel exemple d'imprudence qui se solde par une victoire ....une vie !
    Bravo Sklabez.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le genre d'imprudence que l'on ne peut oublier.
      Il a sauvé une vie, il s'en rappellera toute sa vie.

      Elle aussi se rappellera que quelqu'un a risqué la sienne pour sauver ce qu'elle n'estimait alors ne même pas valoir un radis.

      Dorénavant, ils n'auront plus le même goût pour elle et l'expression " à la croque au sel " prend ici toute sa saveur ;-) Au sel de la vie !

      Supprimer
  4. Cela sent le vécu dans le moindre détail.
    La vie ne nous oublie jamais, elle nous porte et quand n ous savons naviguer avec elle quel bonheur.

    RépondreSupprimer
  5. Merci Lise.
    Ton commentaire est chaud et réconfortant... comme la couverture du sauveteur sur le rescapé.

    RépondreSupprimer