Papa buvait, c'était un fait de vie. Tout comme notre maison dilapidée, les trous dans nos chaussures, et les rides au front de maman.
Il avait le vin mauvais, papa, et nous portions souvent des bleus pour le prouver.
Et pourtant, Maman restait avec lui. Je me disais qu'elle n'avait pas le choix, mais arrivée à l'âge de treize ans, je me demandais si c'était vrai ou si j'avais si souvent entendu ces mots dans la bouche de Papa le lendemain d'une de ses cuites que j'avais fini par le prendre pour une vérité.
Moi, je faisais comme je pouvais pour exister. J'appris à me cacher, et je commençai à travailler pour la veuve Martin qui habitait à l'autre bout du pré.
Un jour, elle vit mon oeil au beurre noir - la veille, Papa avait découvert où je me cachais - et me dit :
- Ma fille, je te comprends. J'ai vécu ce que tu vis. Je voulais que tu saches qu'un jour, tu seras libre.
Et puis nous nous remettions à bêcher son potager.
Cet automne, Madou, la vache de madame Martin eut des jumelles, et madame Martin m'en offrit une.
Quand je hôchai la tête, elle savait que je ne refusais pas, que je voulait plutôt cacher mes larmes.
- Le problème, ma belle, c'est que je ne peux pas la garder ici. Tu devras la ramener chez toi.
Je la regardai. Si Papa la découvrait... mais bon, je pris ma genisse et je la ramenai chez moi au coucher du soleil.
Il fallut une semaine avant que Papa ne la découvre, et le lendemain, un homme tout vêtu de blanc vint la chercher.
Maman et moi nous tûmes. Papa avait déjà avalé une bouteille, c'était assez pour mettre de la vengeance dans ses poings mais pas assez pour les ramollir.
Papa semblait satisfait de notre soumission. Il ricana.
- Tout a été dit, hein, les garces ? Il rota.
Muette, je restais la tête courbée.
Et puis, je pris une poignée de terre boueuse, je levai mon bras et je visai la chemise blanche de l'interloper qui repartait avec ma jeunesse.
- Tout a été dit, mais pas par moi ! crai-je avant de lancer mon projectile vers le lin blanc collé sur son dos.
Une petite qui prend douloureusement conscience d'une fatalité et qui se révolte.
RépondreSupprimerHistoire tragique racontée talentueusement avec beaucoup de sensibilité.
Tu t'y entends comme pas deux pour dépeindre en une scène la cruauté du monde.
RépondreSupprimerJ'écris bravo mais je retourne me planquer dans mon abri !
Comment fais-tu pour écrire ces histoires sombres? Tu sembles être tout sauf ça...
RépondreSupprimer@ SklabeZ : Merci beaucoup !
RépondreSupprimer@ Joe Krapov : Le coeur a ses raisons que la plume ne connaît pas. ;-)
@ vegas : Tu sais, joie et tristesse, c'est deux côtés de la même émotion. Et puis d'ailleurs, j'ai lu beaucoup de Zola et des réalistes américains (Howells, Dreiser, etc). C'est mon genre, quoi.
Merci pour vos com's, les gars !