Cela fait déjà près de six heures qu’il est là, assis sur une vieille chaise en plein milieu de la grande salle du commissariat central. Ses jambes fourmillent d’impatience mais il a interdiction absolue de bouger. Deux sbires font les cent pas autour de lui en maugréant et, tout en le toisant des pieds à la tête, ils se tapotent la cuisse de leur matraque. Ils n’ont pas l’air commode du tout et cela l’angoisse.
La nuit est déjà tombée sur Alger en ce début de décembre, mais l’atmosphère est lourde. Son pantalon de flanelle gris commence à lui coller aux cuisses et il a tout juste eu l’autorisation d’enlever son blazer et de desserrer son nœud de cravate. Ayant vu la brutalité avec laquelle les policiers accueillent les nouveaux arrivants, il se garde bien de lever le petit doigt.
Il est plus qu’inquiet. En début d’après midi, sa mission terminée et alors qu’il s’apprêtait à quitter son complexe hôtelier pour se rendre à l’aéroport, quatre policiers ont fait irruption dans sa chambre. Après avoir fouillé de fond en comble et tout mis sens dessus dessous, ils l’ont menotté et embarqué.
L’endroit est sale et crasseux. Tout autour des grandes grilles rouillées qui verrouillent les cellules, la peinture des murs est écaillée, plusieurs carreaux sont fêlés et le carrelage semble n’avoir pas vu de serpillière depuis belle lurette.
Derrière la grille qui lui fait face, trois paires d’yeux l’observent. Deux garçons d’une dizaine d’années et une fille, à peine plus âgée. Elle est belle, cheveux noirs, visage fin et grands yeux sombres. Il a cru comprendre, qu’ils erraient non accompagnés sur la voie publique et qu’ils avaient été ramassés par une patrouille et ramenés ici pour la nuit en attendant de les remettre le lendemain à leurs parents… s’ils en ont.
La relève a eu lieu et après une transmission des consignes, une nouvelle équipe de policiers a pris la relève. Entre harassement et somnolence, la nuit se passe. Toujours inconfortablement assis et brisé de fatigue, il lutte contre le sommeil. Sa tête dodeline mais, dans un sursaut, il la redresse immédiatement… et toujours ce regard limpide et complice de la petite, rivé sur lui. Elle le regarde avec compassion et semble lui dire : « Ne t’inquiète pas, demain tout ira mieux ! »
Soudain des cris le sortent de sa torpeur. Ce sont les deux jeunes garçons qui s’affairent auprès de la fillette. Elle est allongée par terre et secouée de spasmes et de contractions désordonnées. De toute évidence, elle est en pleine crise d’épilepsie… La plaisanterie n’est pas du goût des geôliers qui se ruent dans la cellule et la frappent au visage avec leurs lourds trousseaux de clés. Ce spectacle lui est insupportable et il se précipite pour… Un violent coup de matraque le projette par terre.
Il se réveille, menotté, ligoté à sa chaise. La petite s’est calmée, elle n’a plus de convulsions et ne bouge plus. Bien plus tard, deux pompiers arrivent indolemment et posent le corps sur une civière. Ils replient la couverture sur son visage et se dirigent, indifférents, vers la sortie. En passant près de lui, l’un des pompiers laisse nonchalamment tomber la cendre de sa cigarette sur la couverture.
Pour lui, l’histoire s’est terminée le lendemain soir. Soupçonné à tort d’espionnage, il a reçu un semblant d’excuses officielles pour cette méprise et ces deux journées passées en enfer. Il n’oubliera jamais le regard de cette petite. Elle s’appelait Aïcha et il aurait tant aimé lui venir en aide et lui tendre la main.
Il n’a pas réussi à la sauver, la petite Aïcha.
C'est la mort qui l'a sauvée de son sort abominable.
RépondreSupprimerDescriptions maniées à perfection, SklabeZ, chapeau bien bas.
Camus n'a pas su faire pareil pour son Mersault, je t'assure. S'il avait su faire comme toi, je l'aurais mieux retenu.
Gamin, j'étais un peu fâché avec la littérature mais quand à treize ans j'ai découvert L'Étranger, ça m'a tout de suite plu. Nous venions de rentrer de Tunisie où nous avions passé trois années et les atmosphères décrites par Camus m'étaient tout à fait familières.
RépondreSupprimerTon compliment sur les descriptions est très flatteur et je t'en remercie, joye. Je n'y suis pourtant pour pas grand chose, je me suis contenté d'observer... après les interrogatoires en règle, je suis réellement resté deux jours et une nuit sur cette chaise.
Je n'étais pas bien âgé à l'époque, en décembre 1979, c'était mon tout premier voyage dans cette Algérie très policière de Chadli Bendjedid et j'en suis revenu bouleversé.
Quoi qu'il en soit, tu as su faire vivre cet horreur à tes lecteurs.
SupprimerCe n'est pas tout le monde qui sait faire cela, je t'assure.
Une histoire trés triste. Je suis entièrement d'accord avec Joye pour les descriptions qui sont parfaites. Grand bravo Sklabez.
RépondreSupprimerMerci Anne-Ma !
RépondreSupprimerLe genre d'épreuve qui vous marque à jamais et dont il faut se servir pour continuer à croire en l'Homme.
Ainsi va la vie, les histoires tristes alternent avec les moments de joie.