ARE THERE ANY MORE REAL COWBOYS? par Joe Krapov

Ils sont venus dès qu'ils ont entendu ce cri, ils sont tous là, il va mourir, Wang Pekin Pao !

Pour l'instant ils font antichambre en bas, dans l'immense salon de réception de cette grande propriété américaine.

Ils lui doivent tous un peu de leur situation au patriarche milliardaire. C'est pourquoi ils se taisent et se toisent en attendant que le vieux clamse.

Là-haut dans sa chambre, le mourant tire sur sa pipe d'opium car il n'est pas encore temps de la casser tout à fait. Il a l'air aussi tranquille qu'un missionnaire de l'église baptiste mais ce n'est qu'apparence. Sa vieille épouse, silencieuse à ses côtés, sait bien qu'il attend et elle sait qui il attend.

- Pas d'autres nouvelles du petit-fils ? demande-t-il entre deux ronds de fumée.
- Son avion a atterri à 12 h 13. J'ai envoyé le chauffeur le prendre à l'aéroport.
- C'est bien. Passe-moi la photo.

De son grand-père, Sam Pekin Pao, il ne lui reste que cette photographie. Encore ne représente-t-elle ni le vieil immigré édenté qu'il a connu enfant ni le jeune architecte immigrant dont les sacrifices et les efforts sont à l'origine de la réussite familiale sur le territoire des Etats-Unis. Il s'agit en fait d'une ferme située là-bas en Chine. L'aïeul y avait exécuté son premier contrat. On l'avait mis au défi de réaliser une porte un peu spéciale.

MIC 2013 03 11 farmhouse door, sam hakes

De fait, ce travail relevait de la gageure : à part cinquante centimètres au sol, le chambranle de la porte à créer était régulièrement circulaire. Tous ses prédécesseurs s'y étaient cassé les dents pour une raison bien simple : s'ils ne mettaient qu'un seul gond, le poids de la porte une fois ouverte et l'équilibre précaire du cercle reposant sur un seul point au sol n'avaient qu'une conséquence : la porte se cassait la gueule, le gond se descellait, tout était à refaire.

Ceux qui posaient un deuxième gond se trouvaient dans une position pire encore : la porte ne pivotait plus !

Grand'père Sam faisait rire toute la famille en racontant à sa façon comment il avait coupé la poire en deux : « Quand l'imbécile montre la Lune, le sage regarde les croissants qui la précèdent et qui la suivent. Si tu veux être un battant dans la vie, commence d'abord par en imaginer deux pour ta porte ! »

Comme le jeune homme, à l'époque, ne manquait pas de ressort, il en avait ajouté deux et la porte se refermait automatiquement comme si un groom magique et invisible était chargé de cela. Fier de sa trouvaille, il avait monté son entreprise puis émigré aux Etats-Unis. Il y avait fait fortune en plaçant un peu partout et notamment à l'entrée des saloons qui faisaient florès à l'époque sa porte « Pekin Pao ».

MIC 2013 03 11 porte de saloon

 

Tout cela était très loin maintenant et la Pekin Pao Enterprise vendait maintenant des immeubles entiers équipés de cellules photo-électriques, d'informatique intégrée, des appartements intelligents dans lesquels tout était programmable et programmé.

Tout comme son grand-père Sam, le vieux Wang avait réussi pleinement sa vie et il serait bien parti tranquillement vers les prairies de l'Eternel, une nouvelle vie dans un nouveau corps ou même vers « rien du tout où on vous foute la paix » si une question annexe, ridicule et superfétatoire ne l'avait pas taraudé ces dernières années. Une question d'autant plus stupide que ce souvenir ne lui appartenait même pas en propre ! Il n'empêche, elle lui faisait le même effet qu'un petit caillou dans la godasse du randonneur.
Et c'est son propre petit-fils qu'il avait chargé de LA mission. Zozo Pekin Pao venait de passer six mois au pays des ancêtres. A force d'explorations au pays du fleuve jaune et de questions posées au pays du fleuve bleu, il avait fini par retrouver l'endroit, le mur de ferme demeuré intact avec son trou circulaire. De là-bas, il avait envoyé un double de la photo que le vieux tenait maintenant serrée contre son cœur.

Soudain Wang entendit crisser les pneus de la voiture sur le gravier de l'allée. La limousine s'immobilisa devant le perron.

Zozo en descendit, cravaté, vêtu d'un costume bleu ciel, l'attaché-case traditionnel à la main et les lunettes à monture d'écaille sur le nez. Il ne salua personne dans le hall alors que tous les regards inquiets du salon de réception s'étaient tournés vers le nouvel arrivant.

Il grimpa l'escalier quatre à quatre, rectifia le nœud de sa cravate et frappa à la porte de la chambre. Sa grand'mère lui ouvrit la porte. Il l'embrassa. Elle essuya une larme, lui serra le bras et elle sortit de la chambre, le laissant seul avec l'ancêtre.

Il s'approcha du lit, regarda Wang. Le grand-père avait le teint cireux mais l'œil encore vif, les mains croisées sur la poitrine. Il s'inclina respectueusement devant l'aïeul.

- Alors, demanda le vieux. As-tu la réponse ?

Zozo s'assit, posa son attaché-case sur le sol. Il croisa les jambes, étira les bras.

- J'ai la réponse, grand-père !
- Toute une vie, Zozo ! Toute une vie ! On peut être actif toute sa vie, tout comprendre à l'économie, faire de l'argent, réussir financièrement, socialement, se rendre indispensable à ses contemporains, avoir la reconnaissance des puissants de ce monde. Il y en a même, excuse-moi, mais nous sommes entre hommes, n'est-ce pas, qui font des étincelles avec leur bite et qui la mettent dans toutes les prises de courant qui passent à leur portée !
- J'ai toujours évité de loger dans une suite qui aurait porté le n° 2806, grand père. Je sais que ce nombre porte malheur !
- Tout est possible, tout est réalisable dans une vie humaine. La science et la conscience n'ont cessé de nous faire progresser mais personne ne peut rien contre le caillou dans la godasse ! Et parfois tu te déchausses, tu secoues, tu as l'impression que le caillou tombe et quand tu remets la grolle il y a toujours une pointe qui te rentre dans le talon.
- Tu te trompes, grand-père Wang. L'obstination humaine vient à bout de tout.
- Ca m'aurait vraiment fait mal au cul de partir sans savoir pourquoi cet architecte de merde a imaginé une porte ronde à cette ferme pourrie d'où toute notre histoire est partie !

Il reposa la photo sur la table de chevet.

- Est-ce qu'on était seulement en état de deviner ?
- C'est un peu tordu, de fait.
- Vas-y, dis. Attends, avant, remonte mon oreiller !

Le petit-fils s'exécuta.

- Alors ?
- C'était l'enceinte d'un élevage.
- Mais encore ?
- Un élevage de paons.
- Je ne comprends pas ? Ca explique quoi ?
- Le paon fait la roue.
- C'est aussi con que ça ?
- Si on veut. Mais ses plumes sont très recherchées. Elles servent dans la mode et la chapellerie.

Le vieux tira une longue bouffée de sa pipe. Ses yeux pétillaient de malice désormais.

- Toi, tu me caches encore quelque chose !
- Ca m'a donné une idée, grand-père. J'ai racheté tous les élevages de paon que j'ai pu trouver là-bas.
- Et ?
- Et j'ai aussi racheté la fabrique de chapeaux de Phenix. Et les droits de la chanson de Maurice Chevalier.
- J'ai compris. Tu vas lancer... Tu vas relancer... Le chapeau de Zozo !

Le jeune technocrate esquissa un sourire. Ce grand-père Wang quand même, quelle culture, quelle complicité !

- Donne-moi mes bottes, Zozo et décroche mon Stetson de la patère. Tu vas me raconter tout ça plus en détail au restaurant !

Bientôt le vieil homme ne ressemble plus du tout au mourant qu'il était il y a encore une heure. Puis, suivi d'un jeune type effacé et admiratif, le vieux cow-boy fringant descend le grand escalier.

- Rentrez chez vous, bande de fainéants, lance-t-il aux éplorés silencieux du salon de réception. Nous avons encore à faire ici-bas ! Les Chinois viennent de réinventer la roue !

Ils en restent muets de surprise !

3 commentaires:

  1. Waouh, ta saga me laisse gaga !

    Bravo, Joe-Chin Wu !

    Ex-cel-lent !

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  2. Et c'est reparti... sur les chapeaux de roue !

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  3. Entre la porte pour pékins pas hauts, la plume du chapeau de Zozo et la porte ronde au vieux gond... pas le temps de respirer entre deux fous rires! J'adore!

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