Kiwette par Nhand

C'est fou ce que Lou est restée la même, à ceci près qu'elle n'a certes plus huit ans, comme sur ce cliché où on la voit poser pour l'objectif de tonton Toto. Hormis ses soixante centimètres supplémentaires et l'expression plus mature de son regard, rien n'a vraiment bougé. A quarante-deux ans, si sa blondeur est aujourd'hui aidée par un peu de coloration artificielle, elle a toujours, comme à l'époque, les cheveux terminés par deux nattes latérales – retombant chacune sur l'épaule – et cette éternelle moue d'ange avare de sourires greffée sur la figure.
En mille-neuf-cents-quatre-vingt, la couleur avait depuis longtemps révolutionné l'argentique, mais tonton Toto disait  : le noir et blanc confère à la réalité l'élégance qui lui manque. De toute façon, la logique requérait d'aller dans le sens de son argument, puisqu'il souhaitait précisément réaliser un pastiche de l’œuvre de Frederick Sommer intitulée Livia ; sans doute la troublante ressemblance de Lou à cette petite américaine de la fin des années quarante lui avait inspiré une telle idée.
Léo se souvient parfaitement de cet après-midi-là, de son atmosphère imprégnée d'odeurs de foin fraîchement coupé, de tarte à la rhubarbe et de goudron chauffé par le soleil.
Tonton Toto, qui avait méticuleusement préparé son affaire, éprouvait quelques difficultés à capter l'attention de son modèle ; Lou, en effet, se laissait plutôt distraire par ce drôle d'oiseau poilu au long bec et sans ailes apparentes qui somnolait dans une cage, à l'ombre du tilleul.
Norbert, l'ami de tonton Toto, avait réussi – par le biais d'on ne sait quel trafic douteux – à importer cet intrigant bipède de la lointaine Nouvelle-Zélande.
- Elle est bizarre, cette poule que tu vas offrir à Maminou pour son anniversaire...
- Ce n'est pas une poule, c'est un kiwi.
- Mais non tonton, un kiwi, c'est un fruit !
- Veux-tu arrêter de gesticuler, s'il te plaît ?
- Moi, je ne mangerais pas cette poule !
- Qui te parle de la manger ?
- Ben... Maminou, elle nous fait manger ses poules. Même qu'elle les tue avec un grand couteau.
- Ça n'arrivera pas cette fois-ci. Parce que les kiwis ne se mangent pas.
Sceptique, Lou continuait, par intermittence, à promener son regard – aussi écœuré qu'ému – sur la pauvre bête captive, et tonton Toto fut contraint de s'y reprendre à plusieurs reprises pour obtenir d'elle la pose « liviesque » adéquate.
A quelques mètres, Léo faisait grincer la balançoire, s'échinant à s'envoyer toujours plus haut en l'air. Ne ratant pour autant aucune miette de la conversation entre sa sœur et son oncle, il finit, entre deux mouvements de bascule, par demander :
- Dis tonton, est-ce que son sang est vert ?
- Ça se pourrait... Sa chair est probablement sucrée, d'ailleurs.
Après quelques secondes de réflexion, il reprit, dans un tonitruant éclat de rire narquois adressé à Lou :
- D'abord, les poules de Maminou, on les mange avec des pommes de terre. Et les pommes de terre, ça ne se mange pas sucré... Hein, tonton, que j'ai raison ?!
- Absolument !
- C'est pour ça qu'on ne doit pas manger ce kiwi-là...
- Tu as tout compris, champion !
Trente-quatre années plus tard, alors que tonton Toto doit planer quelque part au pays d'où l'on ne revient jamais, chouchouté par un harem de Vénus célestes, Léo se remémore ce souvenir de vacances avec le sourire.
Si, comme le prétendait Marcel Aymé, les idées fausses ne sont pas toutes mauvaises, la blague de son regretté tonton aura bien eu le mérite d'épargner la mort à Kiwette – ainsi fut baptisée la curieuse poule néo-zélandaise. Car la gourmande Maminou manifesta bientôt l'envie d'y goûter. Mais, face aux protestations virulentes et incessantes des deux trublions, au motif que l'intéressée – à cause de son sang vert et de sa chair sucrée – n'était pas comestible et se marierait de toute évidence très mal aux Belles de Fontenay rissolées, la vieille dame, amusée, consentit à lui accorder un sursis.
Lou et Léo passèrent l'été à prendre soin de Kiwette, pour laquelle un enclos en partie abrité fut spécialement érigé par Norbert et tonton Toto. Ils s'y attachèrent tellement que leur grand-mère, déchirée à la perspective de leur briser le cœur, dut se résoudre à capituler.
Kiwette put dès lors jouir d'une existence royale et attendre tranquillement de mourir de sa belle mort.

11 commentaires:

  1. Quelle imagination ! (bien que je me dise que tu aurais sans doute une petite grand-mère qui t'a fait manger des poules quelque part dans ton vécu)

    Bienvenue chez Un Mot, Nhand !

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    1. Quand j'étais enfant, les poules avait la cour comme terrain...de vie (non de jeux, parce que ça ne joue pas vraiment, une poule !), et effectivement, l'une d'entre elles était "couïquée" (généralement le dimanche) pour nous offrir un bon repas (hihihi), mais ce n'était pas ma grand-mère qui s'en chargeait.
      Merci pour l'accueil, joye, je tâcherai de me tenir tranquille et de continuer à creuser mon imagination le plus possible ;)

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    2. Evidemment, je voulais dire : les poules avaiENT...

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  2. Ravie de te lire ici :-D
    Quelle belle histoire d'une bien belle famille avec Kiwette
    A la fois drôle et émouvant
    Bravo Nhand

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    1. Ravi d'être arrivé jusqu'ici, grâce à l'invitation de joye, et de retrouver certains noms familiers :)
      Ravi également que tu aies apprécié, bongopinot ! Entre le mot, l'image et la citation proposés, la connexion s'est faite immédiatement, l'histoire a presque coulé de source pour moi, je me suis donc lancé.
      Merci à toi.

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    2. moi aussi je suis ravie que tu sois là

      encore bravo pour ta jolie histoire

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  3. Bonjour Nhand... je n'ai jamais supporté la sacrifice d'une poule ou lapin chez moi, enfant... Merci pour Kiwette, l'union fait la force et la vie gagne.... ;-) jill

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  4. Mais, j'te connais, toi! C'est bien de te retrouver ici!

    Et en plus, tu nous racontes superbement l'histoire de Kiwette...

    Sourire d'Ep'

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    1. Et moi, j'te reconnais ! Normal, avec un tel...sourire :)

      Merci pour tes encouragements, Ep', de la part d'une maîtresse (et là, je ne plaisante pas), ça me fait grandement plaisir.

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  5. Une Maminou qui capitule sans décapiter c’est une merveilleuse grand-mère, surtout lorsqu’elle est douée pour les tartes à la rhubarbe.
    Belle histoire mi-conte mi-réelle.

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    1. Ah ! Les tartes à la rhubarbe ! Il n'y a que comme ça que sous cette forme que j'aimer consomme la rhubarbe ! Et quand c'est réussi, c'est délicieux !
      Maminou a été merveilleuse, en effet... cette fois ! héhé.

      Merci JAK de ta lecture (et aussi pour la mention "mi-conte mi-relle")

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