EN RETARD, MAIS PAS TROP TARD par Nhand

Le taxi s'arrêta devant l'aérogare. Harold régla la course, ouvrit la portière et déplia son mètre quatre-vingt-treize avec empressement, avant d'enfiler sa veste.
Le chauffeur – un étonnant sosie de Merkel version masculine – le précéda jusqu'à l'arrière de la rutilante 407 gris métallisé, du coffre de laquelle il lui sortit sa valisette à roulettes.
Les deux hommes se saluèrent courtoisement puis chacun prit sa propre direction ; l'un roula vers le hall des arrivées à la recherche d'un client à conduire au centre-ville, l'autre s'engouffra dans le terminal.

Harold avait préparé ce voyage de longue date. Rencontrer enfin Lucie en chair et en os, au bout de sept mois de relation virtuelle, voilà de quoi lui procurer un compréhensible mélange d'excitation, de trac et d'appréhension ; discuter via Skype fut une chose – assez facile, au demeurant –, quitter l'espace des écrans interposés et supprimer la distance qu'ils garantissaient pour affronter la vérité du réel en était une autre ; la boule d'angoisse qui commençait à piétiner son estomac grossissait en battant la mesure d'un pouls de plus en plus marqué, même si, bien sûr, il se réjouissait à l'idée de concrétiser son vœu le plus cher du moment.

En cette première semaine de juillet, l'Aéroport de Lyon-Saint-Exupéry grouillait des traditionnels troupeaux d'estivants prêts à s'entasser dans des bétaillères volantes en partance vers différents clubs de vacances disséminés sur le pourtour méditerranéen et quelques îles lointaines.
Le soleil ? Harold s'en contrefichait. Les bulletins météo prévoyaient certes grisaille et relative fraîcheur pour l'ensemble de la Belgique, quoique rien n'eût entamé son bonheur d'approcher bientôt physiquement sa cyberprincesse.

Par réflexe, il zyeuta la superbe Rolex arrimée à son poignet droit, que famille, amis et collègues, s'étant grassement cotisés, lui avait offerte pour ses quarante ans ; pas de panique, dix heures moins cinq passées d'un chouia, il était dans les temps.

Soudain, la stupéfaction ! Sur le tableau des départs, clignotant en rouge, la mention lumineuse « annulé / cancelled » à côté de son vol. Avait-il bien lu ? Ne s'était-il pas trompé de ligne ? Non. Il ne s'était pas trompé de ligne. Il avait bien lu. Que faire ? Se rendre au comptoir d'Air France, pardi, afin d'obtenir des explications et s'arranger pour embarquer sur un autre avion. Mais il faudrait d'abord s'armer de patience ; devant ledit comptoir, évidemment, s'allongeait déjà toute une cohorte de passagers mécontents qui cherchaient comme lui à se renseigner, à ce qu'on leur solutionnât le désagrément.
A sa grande surprise, aucune annonce ne filtra des hauts-parleurs. Alors, il questionna un couple de retraités rangé dans la queue :

- Vous êtes sur le vol de onze heures vingt pour Bruxelles, vous aussi ?
- Oui, oui...
- Vous savez pourquoi il est annulé ?
- Une panne, à ce qu'on nous a raconté. Ils doivent nous envoyer un deuxième avion depuis Orly, mais on n'en sait pas plus.

Quelle poisse, pensa Harold, qui vouait une sainte horreur aux imprévus, quels qu'ils fussent. On avait craint des perturbations dues à une grève des bagagistes – finalement résorbée in extremis –, voici que la guigne se déportait ailleurs.
Aussitôt, il se saisit de son téléphone pour informer Lucie de son retard. Cette dernière soupira, fataliste :

- Combien de temps tu crois que ça va prendre ?
- Honnêtement, je peux pas te dire.
- J'ai plus qu'à décommander le resto...
- Je suis désolé.
- C'est pas de ta faute. J'avais réservé une table chez Cook & Book pour quatorze heures... Tu t'en souviens, on en avait parlé... A mon avis, c'est râpé pour aujourd'hui.
- On pourra y aller demain, si tu veux.
- On a quatre jours pour y remédier, de toute façon...

Harold lui promit de la tenir au courant de la suite des événements, lui murmura quelques mots doux encore, puis, raccrocha, tandis qu'une hôtesse, strictement moulée dans son tailleur bleu marine, secondant sa collègue assise derrière le comptoir, vint par anticipation à la rencontre des voyageurs de la file d'attente pour confirmer – avec le sourire commercial de rigueur – l'avarie technique survenue sur l'Embraer 145 qui devait les acheminer jusqu'à Zaventem*, mais surtout que l'appareil de remplacement ne décollerait pas avant le milieu de l'après-midi.
Harold, qui n'envisageait pas une seule seconde de frustrer davantage son impatience, se jura de se débrouiller autrement.

En scrutant à nouveau les panneaux d'affichage, il releva que le départ d'un vol opéré par Hop !** à destination de la capitale belge était programmé pour onze heures cinquante. La perspective d'une entorse à ses principes – en faisant une infidélité à la compagnie nationale – ne l'enchanta guère, mais cela lui parut toujours mieux que de poireauter indéfiniment et risquer de finir comme l'un de ces impatients qui, ainsi que l'affirma Jean Dutourd dans son essai Le fond et la forme – qu'il se souvint avoir compulsé pendant ses années d'université –, arrivent toujours trop tard.
D'un pas déterminé, il rallia le comptoir de la jeune compagnie au logo écarlate. Par chance, il restait quelques minutes avant la clôture de l'enregistrement et deux places disponibles. Il s'en acheta une et courut vers les zones respectives du check-in et des contrôles de sécurité, après s'être grillé en quatrième vitesse une ultime Marlboro light à l'extérieur.

Une fois dans la salle d'embarquement, il eut juste le temps de rappeler Lucie pour lui communiquer son nouvel horaire d'arrivée avant que la porte ouvrant la voie à la passerelle d'accès vers son avion de fortune ne fût ouverte.

Nhand

*ancien nom de l'Aéroport de Bruxelles-National encore fréquemment utilisé pour le désigner.
**compagnie aérienne à bas coût, filiale d'Air France, fondée en mars 2013.

11 commentaires:

  1. Savais-tu, Nhand, que le prénom "Harold" veut dire "Celui qui est digne" ? (He who is worthy)

    ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah non, je ne savais pas, tu me l'apprends.
      Tu ne dois pas non plus le savoir, mais "Harold", pour une raison que je ne peux pas expliquer, est un prénom qui m'a toujours plu, d'ailleurs, j'aurais quelque part aimé le porter et quand j'étais enfant je rêvais parfois que je m'appelais ainsi... (ça y est, tu vas penser que je suis taré lol)

      Supprimer
  2. Ah je suis comme cet Harold, j'ai horreur des imprévus qui font dérailler la vie.... vous coupe les ailes.... joli tout !!! ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tout dépend, Jill, il existe aussi des imprévus heureux. Et c'est tant mieux !
      Merci à toi.

      Supprimer
  3. Ha ! que ne ferions nous pas pour une belle rencontre j'espère qu'il y aura une suite à ton histoire

    Bravo Nhand magnifique ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Une suite ? ...(Nhand prend son air qui réfléchit)... Je ne pense pas que ce soit prévu, ça. Mais tu sais ce que c'est, ce n'est pas parce que l'on ne prévoit pas certaines choses qu'elles n'arrivent jamais ;) A voir, donc.

      Merci beaucoup.

      Supprimer
    2. Et chemin faisant qui sait ... En tous les cas ! J'aurai plaisir à retrouver Lucie et Harold, dans une autre aventure

      A toi de voir bien sure ;-)

      Supprimer
  4. Ce n'est pas grave s'il arrive en retard : il a une Rolex à quarante ans et donc réussi sa vie avec dix ans d'avance ! ;-)

    Beau début de roman mais que va-t-on y raconter dans cette histoire belge ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Séguéla, sors de ce corps ! hahaha

      Début de roman ? Toi aussi tu y voyais une suite ? Justement, je ne suis pas très bon (pas du tout même) en matière d'histoires belges, peut-être vaudrait-il mieux que ça s'arrête là.

      Merci Joe.

      Supprimer
  5. Bel envol pour une virtuelle rencontre!

    Et j ai pensé pour
    Le chauffeur le sosie version masculine de Merckel,
    : mais c’est un pléonasme ! :)

    RépondreSupprimer
  6. Merci Jak !

    Oh, par contre, concernant la petite pique à l'encontre de la chancelière, je n'aurais pas osé... hahaha... (Mais je ne peux te contredire !!!)

    RépondreSupprimer