99 dragons : exercices de style. 29, Conte chinois par Joe Krapov

Par définition, de même que l’Argentine est habitée par les Argentins, la Palestine par les Palestiniens, les Philippines par les Philippins, la Chine est peuplée de Chinois.

Au temps où Lanzmann et Dutronc faisaient le Jacques ensemble ils étaient cinq cent millions et moi, et moi, et moi j’étais tout nu dans mon bain.

Mais à l’époque dont nous allons parler, au deuxième siècle après Jésus-Christ, ils étaient beaucoup moins nombreux et ne fabriquaient pas autant de produits de contrefaçon qu’aujourd’hui. A vrai dire, ils crevaient plutôt de faim.

C’était du moins le cas pour Ping et Pang, les deux frères Pong et pour leurs épouses respectives les sœurs Sing, prénommées Sing et Song.

Plus une seule petite parcelle

De champignon noir ou de vermicelle
Pour mettre dans leur gamelle
Et plus un rond dans l’escarcelle !

C’est pourquoi ce matin-là Ping Pong avait franchi le pont sur le Fleuve jaune et maintenant il s’avançait dans la forêt en quête de nids d’hirondelles. Chaque peuplade a ses goûts et ses couleurs dont il ne convient pas de discuter ici. Quand ils sont dans le potage, les Chinois y mettent les nids de ces faiseuses de printemps tandis que nous autres, les occidentaux, nous cherchons à mettre des épinards dans notre beurre !

MIC 2014 08 04 Chinese painting

Une fois qu’il eut perdu de vue la pagode de la mère Mi Ché, celle qui égarait toujours ses affaires et ses animaux domestiques, Ping Pong pénétra dans la clairière du Loup pendu et tomba nez à nez avec un moine shaolin à l’entraînement. Le camarade branché sur « Tiens voilà du bouddha qui ne tendra pas la joue gauche» assénait force coups de bâton à un bouleau argenté qui n’en pouvait mais. Cela faisait choir sur le sol moussu de l’endroit les nids des hirondelles qui avaient préféré élire domicile là plutôt qu’un dictateur à la tête de l’Etat même si on ne leur avait pas demandé leur avis et que c’était un empire.


Ping observa la scène un instant puis il s’avança humblement et dit :

- Je te salue bien bas, camarade moine soldat.
- Je te rends ton salut, camarade gueux. Tu tombes bien !

Ping Pong se mit à craindre le pire. Il n’était ni valeureux, ni vigoureux, ni belliqueux, ni religieux et ne tenait pas plus que ça à devenir le compagnon de jeux de ce preux rigoureux et peut être obséquieux.


- Oui ? fit-il timidement.

- On m’a dit qu’il y avait un dragon terrifiant dans celle région. Qu’en est-il ? Saurais-tu le localiser ? Si oui, pourrais-tu m’amener à lui ?
- Oui, il y a bien une bête qui crache le feu dans le coin. Oui, je sais qu’elle habite la caverne du vieux Jules. Oui je peux t’y conduire mais il faudra faire une longue marche et…
- Et ?
- Me permettras-tu en échange de ce service de ramasser les nids d’hirondelles que tu as fait tomber ? Je t’ai observé : c’était du beau boulot, tu as de l’abattage !
- Si ça te fait plaisir, pas de problème ! On y va ? Comment tu t’appelles, Machin ? Je vais t’appeler par ton nom plutôt que de te balancer du "camarade gueux" à tout bout de champ. Surtout qu’ils sont nombreux le long du Huang Hé, même si en jachère. Moi tu peux m’appeler Sin Jao Jao. Je suis moine guerrier spécialisé dans le dézingage de dragons et le dessoudage de samouraïs d’Ouessant mais ça je n’en ai encore jamais rencontrés.
- Snif ! commenta Ping Pong dont j’ai oublié de préciser qu’il sortait d’un gros rhume attrapé en route.

Le temps me manque pour dire la beauté du Fleuve jaune, la légèreté de l’air automnal dans la province du Qinghai et celle des plaisanteries que les deux personnages échangèrent en chemin. Ils se mirent en route puis très vite en boîte car c’est ainsi qu’on fait en Chine quand on chemine de conserve.

- Je te montre la Lune. Qu’est-ce que tu regardes ?
- Je regarde s’il n’y a pas un lac empli de thé pour y tremper ce grand croissant.
- Bien répondu ! A toi !
- C’est un immense navire, le plus long qu’on ait jamais construit. Et il a un mât haut, un incroyable mât haut. Qu’est-ce qu’il fait ?
- Il se monte du col ?
- C’est cela. A toi.

C’est vrai. D’une part j’ai un peu peur que ce genre de vannes vaseuses ne vous lasse et d’autre part on est déjà dimanche soir et ce texte, pas encore terminé, il va falloir que je le tape, que je l’illustre, que je le mette en page et l’envoie chez « Un mot, une image, une citation » où il est paraît-il attendu.

Je passerai aussi sous silence le combat de Sin Jao Jao contre le dragon. Il existe déjà au moins 28 versions de ce même récit sur le ouèbe et je ne puis que vous renvoyer vers elles ou vers des extraits de films d’héroïc fantasy ou des matches de Saint-Etienne contre Metz sur Youtube si vous aimez voir des petits hommes blancs se castagner avec de gros monstres verts .

Nous reprenons donc le cours de notre récit au moment où Sin Jao Jao, après avoir estourbi le monstre, déclare ceci à Ping Pong :


- Merci à toi, Ping Pong « Avoir ». Tu as été pour moi un merveilleux auxiliaire et je tiens à te remercier d’un présent.

- Il ne saurait en être question. C’est du passé, n’en parlons plus. C’est notre futur qui importe.
- Justement, ce cadeau-ci améliorera ton avenir. Prends cela : c’est un moulin à prières.
- Merci à toi Sin Jao Jao mais il y a un proverbe chinois qui dit « les paroles ne salent pas la soupe ».
- Les paroles ne salent pas la soupe mais elles contribuent largement à mettre du sel dans la conversation et du goût dans la fréquentation des poètes et des étrangers. Ce moulin à prière est magique. Il vient d’un pays qui s’appelle la Bretagne et où il y a de nombreux pieux. Il y a plein de pieux et du coup, même si ça semble paradoxal, la religion n’y dort jamais. Dès que tu tournes le moulin en prononçant le nom d’une probable divinité locale, « Guérande », du sel va en sortir. A toi de le récupérer et de le stocker, d’en faire un usage modéré car sinon le démon Cholestérol viendra te tirer les pieds la nuit. Pour arrêter le processus, il faut insérer A dans B, consulter la notice de montage, appeler le SAV… Non, je déconne ! Il suffit de dire « Kenavo ».

Là-dessus le moine shaolin prit congé.


Ping Pong attendit un peu, découpa un quartier de bidoche dans le dragon puis s’en retourna vers sa demeure avec son moulin à prières, ses nids d’hirondelle et son butin inespéré.


Une qui fut surprise et heureuse ce soir-là, ce fut Song Sing. Elle cuisina le quartier de viande, l’assaisonna avec juste ce qu’il faut de sel et de nids d’hirondelles pour que leur repas du soir ressemble à un festin de roi.


Mais surtout,- vous savez tout aussi bien que moi comme sont les femmes – c’est le petit bidule magique et doré qui lui fit le plus plaisir. Elle passa tout le reste de la soirée à ordonner « Guérande », « Kénavo », « Guérande », « Kénavo » et à faire des petits tas de sel sur la table de la cuisine. Et puis, - vous savez tout aussi bien que moi comme sont les femmes – c’est elle qui eut l’idée de génie.


- Et si je mettais ce sel dans des sacs et que j’allais les vendre au marché demain ?

- Je veux bien, répondit Ping, mais il faudra rester discret sur notre mode de production. Sin Jao Jao a dit d’y aller mollo. Imagine que ce moulin s’épuise, comme les ressources naturelles de la terre le feront peut-être un jour
- Cesse de dire des bêtises et viens au lit.

Ainsi firent-il s et la prospérité revint dans leur ménage. Mais vous savez tout aussi bien que moi comme sont les femmes. Quand la sœur de Song Sing, Sing Sing, la femme de Pang Pong et donc la belle-sœur de Ping-Pong vint quémander du sel pour conserver le poisson que son mari avait ramené de la rivière, on lui en donna sans rechigner parce que la famille, en Chine, c’est sacré.


La famille, c’est sacré, même si c’est un peu pourri. Car Pang Pong , le frère de Ping Pong, le mari de Sing Sing et le beau-frère de Song Sing, n’eut plus qu’un rêve : posséder le moulin à prière breton et fonder une multinationale pour commercer avec la terre entière.


Un jour que Song faisait des tas, que le moulin tournait, il vint en coup de vent, s’empara de l’objet magique et l’emmena chez lui.


Que croyez-vous qu’il advint ? Le Dieu Cholestérol ? Non. Le sel sortit du moulin, envahit toute la pièce, toute la maison et avant d’être complètement submergé, Pang qui ne savait pas comment arrêter le phénomène n’eut que le temps d’aller jeter la machine folle dans les vagues qui déferlaient sur la plage comme le sel du moulin.


Depuis ce temps, le moulin à prière breton continue de tourner tout au fond de la mer, là où les poissons sont assis.


Voilà. Maintenant vous savez pourquoi l’eau de la mer est salée.


Kenavo !

(Librement adapté d'après un conte paru dans le recueil "Les Frères Lu")

4 commentaires:

  1. excellente histoire Joe Krapov ; voilà ce qui arrive lorsque l'on envie le bien des autres ;-)
    Merci maintenant je sais pourquoi la mer est salée très belle explication,

    Bravo Joe

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  2. Ton texte sur Ping Pong
    Est férocement Ling Long
    Et fait dire à King Kong
    Qu'il voudrait bien Sing Song.

    ;-)

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  3. Ah que voilà un bien joli conte à la sauce Krapov ! Super !

    Si les paroles ne salent pas la soupe, on peut dire aussi que la bêtise et la cupidité ne font pas mieux ! Tout au plus salent-ils les mers hahaha...

    Enfin !

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  4. Beau conte et bien heureuse de savoir enfin pourquoi la mer est salée ;-) - Grand bravo Joe

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