Les poires de Mamie par Nhand

Des poires, des poires, des poires... Et encore des poires, comme s'il en pleuvait.

Moi, je rêvais de tartines au Nutella, de fraises tagada ou de carambars – que j'eusse ensuite engloutis avec gourmandise, naturellement. Mais non. Mamie ne voulait rien entendre, sous prétexte que les fruits étaient bons pour la santé.

Les fruits ? Pourquoi n'avait-elle donc planté que des poiriers dans son jardin ? Et les pommes ? Et les prunes ? Et les pèches ? Et les abricots ? Et les cerises ? Je ne vous parle même pas des oranges, des bananes ou des ananas – lesquels n'auraient de toute façon jamais poussé sous ses fenêtres –, elle vouait une sainte horreur à tout ce qui était exotique. Quoique grâce à elle, j'apprécie encore tous ceux-là. Car les poires, c'est terminé. Je ne peux plus les voir en peinture, j'en ai fait une overdose, tout mon corps et mon esprit y sont devenus intolérants.

Jus de poire maison, tartes aux poires maison, gâteaux à la poire maison, flans à la poire maison, sorbet à la poire maison, chaussons aux poires maison, compotes de poire maison, salades de poires maison... Etais-je à ce point bonne poire pour en accepter autant ? Et quand ce n'était pas la saison, elle courait chez le primeur qui en vendait toute l'année, grâce aux importations.

Un après-midi qu'il faisait moche et que nous nous ennuyions à mourir, papy eut une idée. Il me déguisa en petite fermière du moyen-âge, me colla une corbeille remplie de poires tout juste récoltées dans les bras, me posa devant son objectif et me demanda surtout de ne pas sourire, de bouder. Le cliché ainsi pris, agrandi en poster à punaiser sur le mur de la cuisine, devait avoir pour but d'ulcérer mamie – elle détestait qu'on ne sourît pas sur les photos –, de lui faire prendre conscience que c'en était trop. Raté ! Elle adora le résultat. Parce que ses poires chéries avaient été immortalisées pour l'éternité. Elle en était dingue, ne voyait qu'elles, ne respirait que pour elles, ne jurait que par elles. Tant et tant que des poires, il y avait partout. Je vous l'ai dit, comme s'il en pleuvait ! En plastique pour la décoration, en motifs sur les assiettes, les tasses, les verres, les rideaux, les torchons, les tabliers, la toile cirée et même le couvre-lit, sans compter son porte-clés en forme de poire, les magnets aimantés sur la porte du frigo, la barrette qu'elle accrochait sur la tête de la chienne – laquelle avait été baptisée Belle Hélène –, les livres de recettes spécialisés... Si elle avait pu, elle aurait aussi habité une maison en forme de poire.

Et puis, un beau jour, son fétichisme s'éteignit brusquement. Tout ce qui rappelait de près ou de loin sa passion pour ce fruit fut balayé, exterminé, enrayé de son environnement sur le champ. Pendant un week-end entier, observant un silence absolu, elle s'affaira sans relâche à l'éradication complète et totale de la poire. Elle refourgua à la benne à ordures sa vaisselle, ses nappes, ses tabliers, ses livres de recettes, son couvre-lit, ses pots de compote... Elle offrit aux flammes de la cheminée le poster longtemps resté punaisé sur le mur de la cuisine. Elle emprunta la tronçonneuse du voisin pour abattre tous ses poiriers. Et la pauvre Belle Hélène fut abandonnée dans un refuge. La cause de ce revirement incroyable ? Un certain Bill Gekas venait de plagier la photo de papy. Le drame ! Mamie trouva inadmissible qu'on pût lui ravir ainsi son engouement et, par la même occasion, insulter la mémoire de son défunt époux – papy n'était plus.

« Ton grand-père, avoua-t-elle, je l'ai épousé parce qu'il avait tout d'une poire. Son visage joufflu, son caractère docile, sa douceur à toute épreuve... A chacun ce qui lui vient ! Moi, le bon dieu m'a fait aimer les poires, c'est comme ça !
- Mais tu l'as aimé, au moins ! rétorquai-je.
- Evidemment ! Sinon j'aurais épousé un homme rond comme une citrouille, ou élancé comme une banane, ou creux comme un poivron, ou rouge comme une tomate, ou gras comme un avocat, ou boutonneux comme une fraise. Et maintenant que ce photographe de mes deux a volé son idée, je ne veux plus qu'on me parle de poires, c'est compris ? »


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10 commentaires:

  1. Merveilleusement goûteux, ton texte !

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    1. Alors merci Joye, et j'espère que tu as eu bon appétit :-)

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  2. On peu dire qu'avec sa décision irrévocable elle n'a pas coupé la poire en deux!
    J'ai beaucoup aimé ce récit, et avec sa chute je me suis bien fendue la .....

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    1. Oui Jak, parfois, il est nécessaire de ne pas tergiverser, ni de faire les choses à moitié :-) Merci à toi.

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  3. Hi hi, un sauveur en quelque sorte !!! ;-)

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    1. Un sauveur qui n'a jamais eu conscience de son rôle ;-)
      Merci Jill.

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  4. Dis moi avec un texte comme celui là tu n'as pas garder une poire pour la soirf.
    Bref, j'ai adoré, la barette de la chienne mais pas top l'abandon dans le refuge.. quant au grand père s'appelait-il Louis Philippe ?
    En tous cas un texte très inspiré...
    avec le sourire

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    1. Louis Philippe ? Je n'y ai pas pensé, mais pourquoi pas ;-)
      Effectivement, l'abandon du chien, ce n'est pas ce que cette grand-mère aura fait de mieux, mais bon...
      Merci pour le sourire (ensoleillé, je suppose), Lilousoleil

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  5. Quel superbe texte avec une fin hors du commun un bien agréable moment de vie chez les grand-parents bravo j'ai vraiment adorée

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    1. Oui, chez les grands-parents, l'avantage, c'est le dépaysement par rapport à chez les parents, c'est souvent un enchantement mais là, cette petite fille en a eu sa dose, de poires ! hi hi hi
      Merci Bongo :-)

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