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e sens la toux qui secoue la salle. D’ordinaire, aucun bruit ne trouble la sérénité d’un spectacle. Sauf en hiver, dans ce silence qui précède les applaudissements ou les huées, dans cette pause entre deux mouvements, l’hésitation en fin de tirade. Bref, dans ces fêlures qui apparaissent dans l’ordre jamais assuré d’un dialogue, d’un acte, d’un ballet. L’orchestre peut se taire un instant ou le rideau se refermer sur un changement de décor ; les rangées se hérissent de quintes, d’éternuements et tempêtent jusqu’au prochain accord.
J’ai fait trois pas. Je sens derrière moi la tension de la troupe, le regard myope du metteur en scène. La première ce soir ! Je lève une main, puis une autre. Chacun son signe de croix ! Je lève les yeux vers la rampe d’éclairage. La violence blanche des spots me happe et aveugle mon trac. Un bref instant, je suis cet enfant sous la lampe assourdissante, la main tachée d’encre et marbrée de trois coups de badine. Je tire la langue, quinze fables de La Fontaine à recopier quinze fois chacune et à réciter le soir avant les prières. À phraser avec clarté sans l’ombre manquante d’une respiration, d’une virgule, d’une voix qui ne faiblit qu’à point nommé.
J’ai grandi dans un village où le carillon tintinnabulait du matin au soir. Mâtines et Laudes. Les vêpres. L’angélus. Les punitions pleuvaient, faisant des gamins du coin un troupeau silencieux aux paupières baissées. Mon père était tout aussi intransigeant que le voisin ou l’épicier. Simplement il s’était arrêté à un passage biblique et en avait conclu qu’il valait mieux lutter contre l’indiscipline des fils par des symboles forts plutôt qu’une pluie de coups : les lignes, la récitation et le réduit confiné auquel il avait adjoint cette grosse lampe. J’y passais mes congés, mes dimanches et même un Noël et deux anniversaires. La lumière était crue, la pièce sentait l’encre et j’avais mal au dos au bout de quelques heures sur la chaise en bois. Bientôt, Ronsard, Rabelais, Boileau et Victor Hugo n’eurent plus de secrets pour moi. Quant à La Fontaine, je l’exécrais. Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Telle était la devise que mon père avait gravée en lettres rouges sur son manuel d’éducation.
Et puis la vie et un copain m’avaient conduit par hasard sur les planches d’un théâtre de banlieue. Une vieille femme y dirigeait un cours, elle gardait de sa jeunesse un rouge à lèvres corail et une passion pour une poudre de riz blafarde et une solide formation à la comédie française. Elle m’a tendu un texte, une fable. Je ne me souviens pas m’être dirigé ensuite vers le milieu de l’estrade. J’ai lu le titre et j’ai posé le papier à mes pieds. Comme aujourd’hui encore, j’ai fait trois pas, j’ai levé une main puis une autre. J’ai jeté un coup d’œil à la grosse lampe qui soudain a chassé mon trac. Une lampe blanche, laiteuse, monstrueuse. Et les mots ont filé, épousant le texte, marquant cet arrêt infime que l’on ne discerne pas, enrobant les voyelles, prenant appui sur mon corps, sur ma voix. Il n’y eut pas l’ombre manquante d’une respiration, ma voix avait faibli au point final, pas avant.
Je ne vois pas la foule assise dans le noir pas plus que le bout de la scène, le trou du souffleur vide, la cheminée qui n’en est pas une. Je suis dans mon salon, je parcours l’espace qui me sépare du sofa, je tire de ma poche une montre à gousset. Ce soir, nous jouons du Labiche, les trois coups sont loin. Plus aucun murmure ne distrait la salle. Je sens le claquement d’une fausse porte. Le trac m’a quitté depuis des années ou plutôt dès que la lumière blanche éclate, il m’abandonne. Je ne dirais pas cela de La Fontaine.
Car j’entends toujours sa voix goguenarde me souffler des vérités assassines ; tiens celle-là par exemple… qu’affectionnait mon père « La crainte est aux enfans la première leçon. » Ou celle-ci « Sache jeune homme qu’on rencontre sa destinée souvent par les chemins qu’on prend pour l’éviter. » et il ajoute « N’ai-je pas raison ? N’ai-je pas eu toujours raison…» Eh oui, il a toujours raison, le bougre. ! Ils ont toujours eu raison…
Fascinant et riche. Je n'ai pas toujours tout compris, mais je digère, comme si je venais de prendre un excellent repas.
RépondreSupprimerBravo caro !
Un texte fort et oui, fascinant. Même si je trouve que la méthode du père pour éduquer ses fils est sévère. Les lignes et les récitations passent encore mais l'enfermement dans un réduit, brrrrrrrr.
RépondreSupprimerToute une époque et son éducation ... plus les années passent et plus j'ai envie de ruer dans les brancards... est-ce normal docteur ?
RépondreSupprimerBelle écriture en tous cas.
Tu racontes très bien le ressenti face à un public.
RépondreSupprimerPar ailleurs, rien ne t'échappe dans tes observations, tu captes tout et tu nous le retransmets si bien.
Le carillon tintinnabulait... Les punitions pleuvaient...
J'aime bien la façon dont tu les associes.
Ton texte est fluide et plaisant, j'ai bien aimé.
Merci Caro.
merci pour vos petits mots..
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