SECRET DE CITRON par Santoline

Déjà deux ans qu'il la voyait passer à 7h45 sous ses fenêtres, il l'attendait, la guettait, l'observait, lui trouvait un charme fou, son allure élancée, ses cheveux coupés courts, son sourire timide et son air enfantin.
Il ne savait rien d'elle, parfois accompagnée, mais plus souvent pressée, un sac en bandoulière, elle détenait pour lui une part de mystère qu'il entretenait précieusement jusqu'au jour où peut être ...
Depuis une semaine, elle ne passait plus et quand, un matin, au cours de sa tournée il la vit entrer dans le magasin de maternité sur la grand place, son coeur se retourna dans sa poitrine et l'enseigne de la boutique se mit à clignoter insolemment pour lui
"J'ai un secret..." 
Quiconque poussait la porte de cette échoppe n'en avait plus... je suis grillé ! se dit-il.
Se pouvait-il qu'un secret prenne vie dans ce corps si agile et si frêle ? ... quel âge pouvait-elle avoir sous ses allures juvéniles?... il n'y avait jamais pensé ... non, pas celui d'être mère, il l'aurait vu, il l'aurait su... qui pouvait bien être celui qui ... ??... comment avait-il pu ne pas y songer ?... pourquoi s'était-il persuadé qu'elle vivait seule ?... mais qu'avait-il attendu ?
Il fit taire ses tourments, incapable de se soumettre à l'évidence...désormais il se persuaderait qu'elle était venue chercher un cadeau pour une naissance, sans l'ombre d'un doute...
Il s'arrêta aussitôt à la terrasse du bar commandant un café le temps qu'elle ressorte de la boutique.
Une petite heure s'écoula, il avait pris du retard dans ses livraisons et quitta insatisfait le bar, elle n'était pas ressortie.
Toute la journée il échafauda toutes sortes d'hypothèses ... un achat ne nécessitait pas une heure, même si elle était restée longtemps dans la cabine d'essayage... peut être venait-elle y voir une amie ou un membre de la famille ?... à moins qu'elle y travaille comme vendeuse ? ... il ne se rendait jamais dans ce magasin ... il fallait qu'il sache.
La ville s'affairait à préparer la fête des citrons, les barrières s'élevaient protégeant des regards la féerie naissante, les tribunes prenaient place avant l'heure, les valises à roulettes emplissaient les hôtels, les devantures déballaient leur camelote sur les pavés de la rue piétonne : caramels, confitures, artisanat, mimosas, herbes aromatiques et cigales dépoussiérées prématurément.

Sur le trottoir tels des sapins de Noël, s'alignaient les mandariniers en fruits, les étalages flamboyaient, regorgeant d'agrumes aux couleurs flamboyantes: oranges, mandarines, clémentines, citrons, cédrats et pamplemousses en surnombre parmi les courgettes, poivrons et légumineuses diverses en dégradé de verts.
Les sens interdits ayant surgi pendant la nuit, il eut du mal à accéder à la place.
Dans la fraîcheur du matin, le temps de traverser la ville à pieds, il cru oublier ce pourquoi il était là ... non ... pas pour les citrons il les retrouvait chaque année, mais bien pour son secret.
Il prit un café bien serré, se disant qu'il allait devoir patienter peut être jusqu'à midi.
Deux clientes entrèrent dans la boutique de layette pour en ressortir un quart d'heure plus tard avec des sacs cadeaux... mais pas l'ombre d'une révélation.
Au bout du troisième café, il allait se lever découragé, quand il la vit sortir de la boutique, poussant un vieux landau noir des années 50 qu'elle remplit et orna de fruits jaunes-orangés et de mimosa, elle disposa à nouveau devant la vitrine un vieux berceau et y déposa un poupon vêtu de jaune.
Fébrile, il commanda un ultime café, sans décoller son regard de l'autre côté de la place de peur qu'elle ne s'échappe... il allait acheter un cadeau, peu importe lequel, il lui proposerait une tarte au citron au café d'en face et si tout se passait bien, il lui offrirait son coeur, même s'il n'était plus à lui ...
depuis qu'elle était passée un jour sous sa fenêtre.