Un vilain crachin tombait sur la file maussade et étirée des travailleurs matinaux de la ligne de bus 28.
Encombrée
d'un parapluie trop grand pour elle, Berthe tentait de lire son livre
entre une grosse dame lestée d'un marmot turbulent et un étudiant
boutonneux trempé comme une soupe.
Elle, de nature si discrète et
reservée se félicitait d'avoir choisi ce recueil de Ninon de Lenclos à
la bibliothèque paroissiale et dont chaque citation de l'infatigable
collectionneuse d'amants lui procurait une
délicieuse et coupable impression de s'encanailler.
Elle retourna une fois de plus à cette phrase qui caractérisait si bien Monsieur Potin.
"En
amour, on plait plutôt par d'agréables défauts que par des qualités
essentielles" lut-elle avec un sourire discret mais non moins attendri.
Monsieur
Potin était un petit homme entre deux âges pour ne pas dire trois,
légèrement bancal pour ne pas dire boiteux et cachant derrière ses
grosses lunettes à monture dorée un strabisme particulièrement prononcé
qui empêchait toute tentative pour capter son regard.
Nul doute que
cette Ninon, cette Notre Dame des amours n'en aurait fait qu'une bouchée
mais Berthe se contentait naturellement d'une admiration muette
ponctuée de soupirs inaudibles.
Comme chaque dernière semaine du
mois et plus encore au moment du bilan, il allait débouler comme un fou
dans le bureau des comptes et lui postillonner aux
oreilles la phrase rituelle, celle qui lui vrillait délicieusement les
tympans:
"Facturez Martinot!! Facturez, facturez, facturez! C'est tout ce qu'on vous d'mande bon sang!"
Comme
chaque dernière semaine du mois, Berthe revêtait sa jolie robe fleurie
au discret décolleté mais Monsieur Potin dressé sur la pointe des pieds
ne lorgnait par dessus son épaule tremblante que le grand livre de
comptes aux chiffres désespérément bas...
Elle aurait donné cher pour
obtenir de cette Ninon le moindre secret de séduction et voir enfin
fleurir un sourire derrière cette moustache hirsute à l'odeur de tabac
froid.
Sans souci de la pluie qui redoublait, elle se prit à rêver:
"Facturez
ma belle Ninon, Facturez, facturez, facturez! C'est en facturant plus
que nous gagnerons plus, n'est-ce pas?" lui susurrait-il dans le cou en
la chatouillant de sa grosse moustache.
Comme il l'avait appelée
Ninon elle oserait l'appeler Louis ainsi
qu'elle l'avait lu sur ses entêtes de courrier; cette Ninon de Lenclos
n'avait-elle pas elle-même vécu une ardente passion avec un Louis de
Mornay?
Qu'importaient le ton irascible, le strabisme et la
moustache? Elle saurait passer sur ces agréables défauts pour leur
bonheur à tous deux.
La pluie faisait place au déluge mais Berthe referma son parapluie... au dessus de l'abri de bus un arc-en-ciel naissait.
J'adore ! Mais j'ignore si c'est le strabisme du monsieur me fait fondre de tendresse ou juste ta façon délicieuse de le décrire !
RépondreSupprimerInutile d'ajouter, mais je le ferai quand même :
Un grand bravo, Vegas ! J'aime beaucoup ton art !
Merci Joye et bon "First of May" !
SupprimerJ'ai souvent constaté que, contrairement à leurs copines du marketing ou des relations humaines, les filles des services comptables étaient souvent de grandes sentimentales. Sûrement un besoin vital, pour rêver un peu et contrebalancer la rigueur des chiffres qu'elles manipulent à longueur de journée ;-)
RépondreSupprimerSituation superbement racontée, Vegas. Bravo !
Pauvre Berthe !... je la sens mal.
RépondreSupprimer... passe encore le strabisme et la moustache, mais le "facturez.." me brise le cœur.
Sais pas si je dis "Bravo" du coup ...??
Excellent texte. J'ai beaucoup aimé l'ambiance et l'écriture. Bravo Vegas !
RépondreSupprimerMême si cela ne sert à rien, disons le lui tout net à ce monsieur Potin : Felix qui potuit rerum cognoscere causas
RépondreSupprimer« Heureux celui qui a pu pénétrer - comme Vegas - le fond des choses. »
http://voila.net/marquesdisparues/FelixPotin/FelixPotinParis17.jpg