L'inoubliable été par Nhand

Je déteste cette période de l'année. De l'eau a coulé sous les ponts depuis la destruction de ma tranquillité, pourtant, c'est comme si c'était hier. Qui peut se remettre d'un tel traumatisme ? Quand je pense que j'étais à peine plus âgé que mon arrière-petit-fils en juillet quarante-deux... J'avais la vie devant moi, l'amour à portée de cœur et l'espoir naïf que la fin de la guerre approchait. J'étais tellement convaincu qu'Hitler ne passerait pas l'année, que les alliés lui feraient la peau, que ce n'était, tout au plus, qu'une question de mois, voire de semaines. Foutaise ! Il aura fallu encore attendre deux longues années avant la Libération de Paris et neuf mois supplémentaires avant l'éradication du cancer nazi. Et pour moi, la vie s'est arrêtée avec cette satanée rafle.
Je n'oublierai jamais les derniers moments que j'ai passés auprès de Ruth. Elle était si insouciante, malgré la menace. Si confiante. Si souriante. Si innocente. Elle ne cessait de répéter qu'elle et les siens étaient en sécurité chez les Bordier. Je me demande encore qui a pu les livrer aux chiens.
J'étais venu la retrouver, comme convenu, à l'appartement qui leur servait de cache, rue de Charenton. Elle portait une robe blanche à fleurs rouges, elle avait mis des nœuds dans ses cheveux, elle voulait danser, alors Henri s'est mis au piano et nous avons dansé tout l'après-midi. Aucune célébration officielle n'était programmée nulle part pour le quatorze juillet, nous étions contraints de nous enfermer – c'était plus prudent, mais le bonheur d'être ensemble n'avait pas de prix. Grâce au marché noir, Constant et Louise Bordier avaient réussi à dénicher une poule, du beurre, quelques abricots, et même un peu de miel. Compte tenu du contexte, c'était un vrai festin.
Tout est allé vite, après. Le surlendemain, Ruth, son petit frère Simon, leurs parents et leur grand-mère entamaient déjà leur descente en enfer au Vélodrome d'Hiver. Là, j'ai réalisé que mon sourire n'aurait plus jamais l'éclat des beaux jours. C'est comme si, d'un coup, j'avais vieilli de cinquante ans. A l'époque, les informations reposaient beaucoup sur des rumeurs, des incertitudes, quand elles n'étaient tout bonnement pas accessibles... L'impuissance me mordait par toutes les extrémités. La douleur me rongeait plus promptement qu'une souris ne grignote un morceau de gruyère. Je n'ai plus revu Ruth. J'ai su, bien plus tard, qu'elle avait été déportée vers Auschwitz, qu'elle y a trouvé son tombeau. A la gare d'Orsay, en quarante-cinq, j'espérais encore la voir parmi les revenants, ces rescapés, ces morts vivants qu'avait malmenés, torturés, écrasés la machine hitlérienne. Hélas, ni elle, ni Simon, ni Henri, ni Madeleine, ni Rachel ne descendront d'aucun train. Il a fallu se rendre à l'évidence, continuer à se lever le matin, et vivre avec le souvenir d'un bonheur injustement confisqué, brutalement fauché.
Je me suis marié au début des années cinquante, par défaut, par respect des conventions. J'ai confortablement gagné mon pain, j'ai eu trois enfants – avant que le divorce ne se soit avéré inévitable, puis cinq petits-enfants et deux arrières-petits-fils. Après avoir survécu à la guerre, j'ai vécu. Toutefois, la plaie béante n'a jamais été refermée. Je l'ai seulement mise à l'abri des regards, des indiscrets, je l'ai gardée pour moi. Je la sais toujours ouverte.
Henri Louis Mencken a dit un jour : « une guerre laisse le pays avec trois armées : une armée d'infirmes, une armée de pleureuses, et une armée de voleurs ». Je me sens intégré à chacun de ces régiments d'infortune ; mon esprit est handicapé par le manque, mon âme verse des larmes intarissables et mon cœur continue de voler des années de vie à Ruth. C'est peut-être ce qui explique que j'ai pu récemment fêter mes quatre-vingt-treize printemps alors qu'elle en aura perpétuellement dix-neuf.

9 commentaires:

  1. Là ! je reste sans mot c'est un texte magnifique, émouvant, et triste, ce récit est aussi : la vie qui continue pour ne rien oublier du passé de ce passé intolérable

    Un grand bravo Nhand
    Merci pour ce moment touchant on n'oublie pas non on n'oublie pas

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    1. Il ne faut jamais oublier les atrocités de n'importe quelle guerre, elles sont riches d'enseignement et nous aident à comprendre un peu la faiblesse de l'être humain. Puis, ne pas oublier pour que ne soient pas morts pour rien les victimes ;)
      Merci Bongo !

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  2. Wow.

    Nhand, tu me fais penser à Irène Némirovsky qui écrivait comme un dieu.

    Chapeau super bien bas pour ce ravissant texte.

    Bravo.

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    1. Alors, je ne connais pas l'écriture d'Irène Némirovsky, je suis néanmoins touché par cette comparaison. Je ne suis pas certain de mériter, mais ravi que ce récit ait pu te toucher ;) Merci (pour le chapeau "super bien bas")

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  3. Immensément grandiose.
    jJe ne peux en dire plus,
    Et je comprensd si bien ses larmes intarisables

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    1. Wow, carrément, JAK ! Merci.

      En tout cas, une chose est certaine, même si mon histoire est inventée (mais s'inspire de ce qui aurait pu être une réalité en ces années-là), l'horreur de cette guerre-là précisément nous touche car résulte de la folie d'un homme qui voulait éradiquer toute une part de l'humanité...

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    2. Hum... Je crois que blogspot déraille quelque peu... Je t'avais laissé un message en guise de réponse, JAK, mais je ne le vois plus (et j'avais dû réécrire la réponse à Jill)... Ou alors, c'est moi qui ne tourne pas rond hahaha... Quoi qu'il en soit, merci à toi.

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  4. Bonsoir Nandh... Ils auraient pu se marier et avoir beaucoup d'enfants, seulement voilà.... une époque où être juif, juive.... merci, jill

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    1. Hélas Jill ! Les juifs en ce temps-là, les protestants en d'autres époques, les musulmans aujourd'hui... Ce que je disais hier : la paix n'est pas pour après-demain, ni pour plus tard, je le crains :'(
      Merci à toi.

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