NUL NE GUÉRIT DE SON ENFANCE par Joe Krapov

Je ne prends pas souvent des gens qui font de l’auto-stop mais celui-là, avec sa dégaine de vieux baba-cool et sa barbe blanche impeccable, je savais que je pouvais lui faire confiance. Et puis j’avais trop besoin de compagnie depuis le temps que je roulais sur cette autoroute interminable. Il a juste eu un peu de mal à replier ses ailes dans son dos au moment de se loger dans l’habitacle.
 

- Eustache de Saint-Christophe, vagabond protecteur. Je n’ai pas de bagages ni de destination privilégiée. 

- Socrate de Bussy-Rabutin, retraité de  la marine. Je vais rendre visite à une cousine graphomane à Vitré.
 

MIC_111219_routesNous avons roulé quelques kilomètres en silence et puis en passant sous cet embranchement, j’ai dit :


- J’aurais pu bifurquer à gauche vers le 63. Même si c’est très loin, j’y aurais retrouvé plein de choses.

- Comme Danièle Gilbert et Valéry Giscard d’Estaing ?

- Je connais bien la route entre Messeix et la Bourboule. J’ai fait l’aller retour plusieurs semaines de suite en été, tous les matins pendant des années.

- Il y avait André Verchuren qui chantait « Les fiancés d’Auvergne ».

- Je ne conduisais pas à l’époque. Je n’étais qu’un petit garçon. C’était soit mon père, soit mon grand-père qui m’emmenait faire ma cure thermale.

- Et Fernand Raynaud avec ce chef d’œuvre d’ineptie : « Et v’lan passe-moi l’éponge » !

- J’avais un jeu de taquin en plastique rouge et jaune avec un alphabet d’un côté et des chiffres de l’autre. Je restais assis en peignoir dans une salle pleine de brouillard.

- Ca arrive à tout le monde, surtout quand on se prénomme Socrate et qu’on essaie de se connaître soi-même. « Elle est à toi cette chanson, toi l’Auvergnat qui sans façons… » Brassens !

jpi_jpa_au_bassin_de_la_bourboule- En partant le midi après les soins, on me laissait faire flotter mon bateau sur le grand bassin avec la fontaine près des thermes.

- Le Saint-Nectaire, il n’y a pas à dire, il est quand même meilleur sur place ! Celui qu’on importe n’a pas le même goût.

- L’après-midi, en famille on faisait la tournée des lacs : le lac Chauvet, le lac Pavin, le lac Chambon…

- Il y avait l’ascension du Puy-de-Dôme pendant le Tour de France. Vu votre âge, ce devait être la pleine période du duel entre Anquetil et Poulidor !

- Sinon on se baignait dans la Dordogne à un endroit qui s’appelait « le pont de fer ». Je serais bien incapable de le situer maintenant.

- La fourme d’Ambert ou le bleu d’Auvergne, par contre, on voit bien que ça faisait moins partie de votre folklore !

- Plus tard j’y suis retourné, sans les parents, avec des copains, pour faire du ski de fond sur le plateau de Charlannes.

- Vous roulez un peu vite et vous collez un peu trop au cul des camions, je trouve. Les marchands de charbon qui étaient montés à Paris à la fin du XIXe siècle, on les appelait des « Bougnats ». Et Pierre Perret chantait « Les Auverploums ».

- Il y avait un camp militaire à Bourg-Lastic.

- Pompidou, lui, il venait du Cantal, un peu plus bas.

- Et au château de Val où on allait aussi, on y avait tourné le film « Le Capitan » avec Bourvil et Jean Marais.

- Ralentissez, je crois qu’il y a un radar par ici ! C’est un joli nom, Michel Zévaco, pour un auteur de romans de cape et d’épée !

- C’est là que j’ai joué au Monopoly pour la première fois de ma vie.

- On fabriquait les pneus Michelin à Clermont-Ferrand. C’était le pays de Blaise Pascal aussi.

- Le film « Ma nuit chez Maud » d’Eric Rohmer est situé là. Françoise Fabian, Jean-Louis Trintignant, Marie-Christine Barrault, Antoine Vitez jouent dedans. Tout ça c’est mort, maintenant !

- C’est comme ça ! C’était votre période d’essai, vos bouts d’essai si on continue à parler cinéma ! Si j’en juge par la taille et la marque de votre véhicule vous n’avez pas trop mal réussi ?

- Je ne sais pas. Je ne me connais toujours pas. J’ai tout essayé. Rien ne marchait mais tout allait. Tout allait toujours bien même quand ça allait mal.

- Vous devriez vraiment lever le pied, je trouve ! A quoi vous carburiez pour tenir le coup ? Drogue, alcool ? Cigarettes, whisky et p’tites pépées ?

- A la musique je pense. Le cinéma et les livres m’ont beaucoup aidé aussi.

 

On a roulé encore un moment en silence puis Saint-Christophe a dit :
 

- Vous avez bien fait de ne pas tourner. La route 63 ne mène pas dans le département 63.

- Je le sais bien, sinon je n’aurais pas pris la route 2 pour aller dans le 35 !

- Madame de Sévigné à Vitré, en son château des Rochers...

- Je me souviens du carnaval des Gais-Lurons où je suis allé plusieurs fois.

- Jamais vous ne mettez votre mémoire en veilleuse ? Elle vous sert de plafonnier pour éclairer, la nuit ?

- Désolé, je suis comme je suis. Se souvenir, ça permet de ne pas attraper de rides au cœur. Si ça ne vous plaît pas, vous pouvez toujours descendre à la prochaine aire.

- Je veux bien que vous me débarquiez. Je suis désolé, Socrate, je ne connais pas le nom pour désigner ceux qui parlent en roulant mais j’ai toujours trouvé ça dangereux et je tiens à la vie.

- Ca marche ! De toute façon je vais bientôt prendre la bretelle. Bonne route à vous mon vieux !

***

Saint-Christophe est descendu sur l’aire de Mondevert, il a serré la main du chauffeur. Il a regardé s’éloigner le 4x4 puis il a pris son envol. De là-haut, tel l’hélicoptère d’RTL qui surveillait la conduite des véhicules au rond rouge apposé sur la vitre arrière, il a suivi des yeux la voiture de Socrate jusqu’au moment où cet en-potée du volant est allé l’encastrer dans l’arrière d’un poids lourd. Ca lui a rappelé le jeu du « Stop ou encore » sur la même station de radio.

Il est retourné se poser à l’endroit même où l’autre l’avait pris en stop.

- 63 sauvés et deux que je n’ai pas pu récupérer. C’est un bon score, non ? Je crois que je vais m’arrêter là pour aujourd’hui. Demain j’irai me poster sur la Nationale 7.

Et il a fredonné « Douce France » de Charles Trénet.

 

N.B. Le titre de ce récit est emprunté à une bien meilleure chanson de Jean Ferrat.

5 commentaires:

  1. Je sais que ce texte est bourré d'astuces et celles que j'ai comprises étaient délicieuses !

    Bravo Joe, tu es le saltimbanque des hauts de ce groupe !

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  2. C'est bien vrai ça! Le Saint-Nectaire, ça se déguste sur place... et les truculents souvenirs de Socrate, c'est ICI !!

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  3. Belle rétrospective dis donc! mais un peu saoulant non ?
    ;)

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  4. Vraiment fort, Joe !

    Un beau texte plein de référence, mais Saint-Christophe a raison, parler au volant peut-être dangereux. Merci pour Jean Ferrat.

    Joyeux Noël.

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  5. Belle rétrospective, Joe !
    Ah, le Puy-de-Dôme ! Poupou, Anquetil, l'Aigle de Tolède... toute ma jeunesse, j'étais ado à l'époque. Je m'égare, je m'égare...
    Drôle d'auto-stoppeur le Saint Christophe !
    http://www.youtube.com/watch?v=bg99j5-3gx4

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