On était sur la fin de la pause de midi et on disputait, avec mon collègue Raymond Lafontaine, une énième partie d’échecs en semi-blitz, comme les attaques sur Londres quatre ans plus tôt, quand l’Obersturmpführer Schultz est entré dans notre bureau.
- Ach, les petits Franzosen, il fa falloir laisser té côté le Springer, le König la Dame und die Türme pour rétourner Arbeit ! Nous fénons t’intercepter ce messache te Ratio-Lontres. Fous né sérez pas troppe té eux pour técoter cette kolossale cochonnerie, che pense !
J’ai posé mon crayon avec la liste des coups de la partie et on s’est penché avec Lafontaine sur le bout de papier que le lieutenant SS venait de nous remettre. Pendant ce temps-là lui considérait la feuille de notation.
1. e4 c5 2. d4 cxd4 3. c3 Cf6 4. e5 bxc3 5. Cxc3 Cf6 6 Cf3 d6 7 . o-o f6 8. Dd5 De7 9. Te1 Ce5…
- Fous poussez le fice chusqu’à encoter fos parties t’échecs ? Schweinhunt ! Chamais fu des fous pareils !
Lafontaine a fait une photocopie du document et on a commencé à travailler chacun de notre côté, nos bureaux se faisant face dans la même pièce. Le message était le suivant :
Cher Hg RV bus PD avec Ag portable Sn car silence Au sous Ne bleu. Tenue Ni exigée. Serai au Zn, pieds sur barre de Cu. Si pas pété Pb d’ici là car Kr présentement avec code d’en fe. Espérons autre camp S si intercepte. Besoin P et Mg car supplice Ta ou H pas de plaisir. Anti ABI fait Sb. Amène As & vieille dent. L. Santé, Ch’timis !
- C’est un nouveau code, j’ai l’impression. Aucune des grilles que j’ai ne donne quoi que ce soit ! » m’a lancé Lafontaine.
- C’est un fait. Travaillons en silence, veux-tu ?
A trois heures de l’après-midi, on était encore dessus à suer sang et eau pour tâcher de comprendre.
A cinq heures Lafontaine a dit :
- Je renonce, William. Ca m’énerve trop ce truc. Le « Santé Ch’timis » laisserait supposer qu’ils s’intéressent à la Mer du Nord. Ils peuvent débarquer là s’ils veulent, les Schleus les attendent de pied ferme et l’escalade du Cap Blanc Nez par la face Ouest, ça n’est pas de la tarte. Je vais chez Laurette boire un verre, tu viens avec moi ? »
- Non, je reste là, je crois que je suis sur une piste. Je compose des mots avec les consonnes parasites du message.
Les mots ne donnaient pas grand-chose : hgas, agneau, asta, féta... Autant aller se faire voir chez les Grecs !
A huit heures, j’y étais toujours. J’ai fait monter des sandwiches et de la bière de chez Laurette, comme si j’étais le commissaire Maigret un soir d’interrogatoire. C’est vrai que j’étais en train de bien le cuisiner le bousin ! Bien que l’on soit en juin avec des jours qui rallongeaient, j’ai allumé la lampe en prévision du couvre-feu. Il n’y avait pratiquement plus personne dans la Kommandantür, que moi le dinosaure, le patient, le lourd, l’opiniâtre M. William.
A une heure du matin, seule ma lampe brillait à l’étage des transmissions. J’ai regardé le lampadaire en répétant comme une litanie « santé Ch’timis santé Ch’timis santé Ch’timis santé Ch’timis santé Ch’timis santé… » et du coup la lumière est venue : Chtimi sans t, ça fait chimie. Je me suis précipité vers le dictionnaire Larousse usagé qui trônait sur nos étagères et je l’ai ouvert à la page des symboles chimiques. Eurêka ! Ca collait à merveille. Patience et longueur de temps avaient fait encore une fois plus que force et que rage.
"Cher Mercure Rendez-vous bus Palladium avec argent, portable étain car silence or sous néon bleu. Tenue nickel exigée. Serai au Zinc, pieds sur barre de cuivre. Si pas pété plomb d’ici là car Krypton présentement avec code d’enfer. Espérons autre camp soufre si intercepte. Besoin phosphore et Magnesium car supplice Tantale ou Hydrogène pas de plaisir. Anti ABI fait Antimoine. Amène arsenic & vieilles dentelles. Santé, Ch’timis !"
En même temps, je ne comprenais pas le pourquoi de ce message qui restait encore peu compréhensible. J’ai appelé le lieutenant au téléphone. J’ai dû le réveiller, mais il a l’habitude et j’ai la permission. Tant pis pour la « cholie pétite matémoizelle » qui partageait sa nuit (c’était jamais la même mais il l’aimait quand même) la stratégie militaire prime toujours sur le repos du guerrier.
- C’est Saurien, mon lieutenant. J’ai l’impression qu’ils nous ont donné du fil à retordre exprès pour faire diversion. Je vais voir au service des écoutes s’il n’est pas tombé d’autres messages.
- Né mé rappelez pas Saurien, ça peut attentre témain, maintenant ! Gute Nacht !
- Bonne nuit, lieutenant.
Aux écoutes ils n’avaient qu’un vers de Verlaine à se mettre sous la dent. « Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone». Tombé à 21 heures 30. Là j’ai compris tout de suite.
Bien joué les gars ! J’avais passé trois heures de trop à décrypter leur connerie et pendant ce temps-là le D-day était arrivé sans que Lafontaine ou moi ne soyons sur le pont !
J’ai appelé le n° de Lafontaine. Lui aussi je l‘ai réveillé auprès de sa blonde.
- La tour prend en e2, tu avances le pion en h5, la tour prend en e7, le roi noir va en g8 la dame va en d8 et donne échec et mat. Il est temps de changer de côté et de recommencer une autre partie.
- OK, j’ai compris, à demain.
J’ai raccroché. A demain ou à jamais. Il était temps aussi de disparaître et de se mettre au vert. Les Fridolins avaient perdu la partie et il ne fallait pas qu’on sache comment nous deux avions passé ces années-là à faire du zèle sous leur aile.
Au pire un peu de chirurgie esthétique, au meiux juste des vrais-faux passeports et d’ici quelques mois le savoir-faire de William Saurien irait se vendre aux Américains ou aux Russes. Si c’étaient les Russes, les parties d’échecs seraient plus dures à remporter, on travaillerait plus mais on gagnerait plus aussi. Si c’étaient les Américains aucun souci non plus. Décodeur et polyglotte, c’est la situation idéale dans le monde de l’espionnite pour naviguer de conserve.
Trop fort, Joe !
RépondreSupprimerOu comment réussir la prouesse d'associer Mendeleïev à une photocopieuse dans une si désopilante histoire.
Bravo !
Merci, SklabeZ d'avoir apprécié et de m'apprendre encore des choses sur "ma Russie adoptive dont je suis bien content qu'elle m'ait abandonné". Cette histoire est née de mon écoute assez fréquente des rendez-vous avec X sur France-Inter le samedi à 13 h 20. http://www.franceinter.fr/emission-rendez-vous-avec-x
SupprimerMerci pour l'info sur "emission-rendez-vous-avec-x".
SupprimerJe ne connaissais pas mais comme tu l'aimes; elle est donc intéressante. J'irai les écouter.
Merci, Joe.
Vous formez une belle paire de décodeurs !!
RépondreSupprimerUn bon moment de lecture, Ach so !!
Avec Joe, c'est élément-aire, cher Papa de Ouatson...
SupprimerBravo Joe, belle chimie !
RépondreSupprimerQuand William Saurien et Raymond Lafontaine s'en donnent à coeur joie..quel plat! Merci
RépondreSupprimerUn superbe texte et quelle imagination ! Bravo Joe.
RépondreSupprimerLa partie est rudement jouée comme d'habitude. Pour la morale, on ira faire un tour chez La Fontaine....
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