CUBA LIBRE par Caro


La nuit venait d’allumer ses réverbères boulevard Saint-Germain quand le garçon m’a indiqué une table libre à l’intérieur. J’ai repris mon imperméable pour le poser sur une chaise cannée et j’ai demandé la carte des cocktails.
Il y deux jours, un lundi, je n’aurais même pas pensé rester des heures à observer ces passants que la douceur ambiante avait délicatement déshabillés. Je serai rentrée, j’aurais regardé les infos et même une série. Ou simplement ouvert un bouquin. Je l’aurais attendu.
Hier, je l’ai suivi. Ce n’était pas la première fois. Ce n’est pas comme si je ne savais pas. Ces notes en marge sur son agenda, les coups de fil qui s’interrompaient dès que je faisais un peu de bruit, ce nom de femme toujours biffé. Oui, je savais.
Il avait poussé la porte du magasin, retourné la pancarte qui indiquait maintenant que la boutique était fermée. Il passait toujours le matin avant son travail et à sa pause-déjeuner. J’étais revenue en fin de matinée. Le carillon de la porte d’entrée était cassé. Une femme entre deux âges dont je n’avais noté que les mille taches de rousseur vendait des vêtements d’enfants, de petites filles, d’adolescentes. J’ai failli prendre un fichu pour Luce, mais je l’ai reposé.
Je suis sortie, j’ai traversé la rue et je me suis installée au café d’en face. J’ai attendu qu’il revienne. Je me suis levée, je suis rentrée sans faire de bruit. Il était là dans l’arrière-boutique, il lui parlait, il la tenait sans doute dans ses bras. Je crois que je n’aurais pas réagi si je ne l’avais pas entendu prononcer mon nom, un nom qu’il voulait ne plus entendre.
J’ai pris un bus, puis un autre. Jusqu’à Saint-Germain, jusqu’à la Rhumerie. Une place en terrasse était libre. J’ai pris un Cuba libre avec une rondelle de citron que j’ai croqué jusqu’à la chair blanche. Je me suis dit que je pouvais bien donner cet homme à l’inconnue aux mille taches de rousseur puisque cela faisait si longtemps qu’il n’était plus à moi. Je l’ai dit assez haut pour que le brouhaha de la rue absorbe lentement mes paroles. Comme si le reste de mon chagrin allait enfin disparaître. C’est plus tard que j’ai compris qu’il est plus facile de donner ce qui n’est pas…, ce qui n’est plus à nous.
Il fait nuit depuis longtemps. Mon téléphone vibre, je ne tourne pas la tête, mais quelqu’un a poussé la porte battante. Il est plutôt grand, plutôt bel homme. Il s’appelle Stanislas. Sur son visage, si on s’attarde un peu, on peut lire une pointe d’allégresse dans son regard sombre, l’aube de l’espoir sur ses lèvres pleines, souriantes. Il se tourne vers l’encoignure où je joue avec mon verre. Je ne bouge toujours pas, pas tout de suite. Je ne souris pas encore.
Parce que, moi aussi, j’ai un secret…

9 commentaires:

  1. Magnifique, caro ! Ton texte est habilement tissé des trois éléments sans qu'on s'en aperçoive. Wow. Chapeau bas.

    Et Roger, encore un verre pour cette artiste, merci, trinquons tous à un tel talent !

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  2. Tu vois il me fallait un peu de temps...

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  3. Caro, si j'avais eu six mille ans, je n'aurais pas pu écrire un si joli texte. Encore, bravo !

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  4. Un texte fluide et trés agréable à lire. J'aime beaucoup et joye a raison, les consignes sont habilement intégrées. Bravo.

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  5. vegas sur sarthe23 mars 2012 à 23:18

    Beaucoup de résignation dans cette histoire qui réunit habilement les trois éléments dont le secret vient comme un espoir... Bravo

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  6. Joye, à la recherche des années perdues, comme Marcel ? :) Tu écris très bien et sans doute nettement mieux que moi en anglais.

    Anne Ma, merci, j'aime bien mélanger les indices

    Vegas, oui elle cache bien son jeu.

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  7. Un secret en vaut un autre, et arrive tout à la fin comme un juste retour.
    Bravo Caro

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  8. Bravo, du grand Caro !
    Quand tu écris, tu te livres à fond, tu ne nous épargnes rien et tu agrippes ton lecteur pour l'impliquer dans ton histoire.
    Je me retrouve ainsi à ta place et tu racontes, bien mieux que je ne pourrai jamais le faire, tout ce que je ressens.
    C'est ce que j'aime chez toi.

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