LES LAMES... par Annick SB

Deux femmes sont assises face à face.
L’une parle ; c’est une cartomancienne.
L’autre rêve ; elle se nomme Chanel.
Elle écoute et parfois le ton monocorde de la cartomancienne l’assoupit ; elle se laisse surprendre par des pensées floues, sans trace.
Elle étend ses jambes.
Elle sent l’ambiance.
Elle se souvient de son premier flacon de parfum, de la délicatesse et de la douceur du bouchon en verre.
Elle se souvient du timbre en forme de cœur qu’elle avait léché précautionneusement avant de le fixer sur l’enveloppe verte.
Elle laisse à Coco la responsabilité de cette phrase :
« Une femme sans parfum est une femme sans avenir. »
Ses narines sont titillées par la fumée du bâtonnet d’encens au lotus qui embaume la pièce sombre.
L’odeur l’entête.
Elle songe à ce qu’elle répondrait à Coco si elle l’avait devant elle.

Un avenir sans doute est un avenir sans projet.
Un projet sans désir est un projet sans gloire.
Une gloire sans témoin est une gloire sans histoire.
Une histoire sans fin est une histoire sans lendemain.
Un lendemain sans réponse est un lendemain sans mystère.
Et puis elle s’égare… Car elle veut croire aux lendemains.
Un lendemain sans attente est un lendemain sans parfum, sans eau, un désert, une hécatombe, un sanctuaire, un no man’s land, une nuit sans fin, l’enfer…
La voix grave la sort de ses rêveries.
-          Je vois une nuit, une longue nuit….
-          Roy de bâton ; espoir…
Le soleil revient ; joie
-          Le bateleur s’efface ; le courage s’estomperait-il ?
Gnia nia nia nia nia …

La cartomancienne étale les lames devant elle sur une petite table au vernis craquelé, comme l’est d’ailleurs la couche de couleur de ses ongles démesurément longs.
Ce qui parait bizarre, c’est le jazz, le petit air de jazz qui accompagne ses paroles ; anachronique.
Un tarot sans pendu est une vie sans suicide.
Un ciel sans nuage est un ciel sans ombrage.
Voilà la cartomancienne qui reprend ses incantations stupides que la jeune femme n’ose interrompre ; au moment où elle cesse de parler, la musique se tait.
La voyante  la fixe droit dans les yeux et semble inquiète.
Elle pose son index sur l’arcane du diable et tapote la carte avec son ongle rouge.
Chanel regarde sans comprendre, prend peur, se lève, pose un billet sur la table et sors.

4 commentaires:

  1. En te lisant, je vois le film (Coco avant Chanel) avec Tautou, c'est vraiment très bien raconté. Bravo !

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  2. Belle ambiance au parfum de mystère. Bravo!

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  3. L'atmosphère s'y prête admirablement et mon angoisse monte... Quand la musique s'arrête, elle est à son paroxysme et je crois même, comme Chanel, avoir eu peur aussi.
    Un texte qui nous agrippe et nous immerge dans une ambiance si captivante.

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  4. On sentait bien que l'assurance du début était un peu feinte. La lucidité fait toujours un peu peur alors l'extra-lucidité ... ! ;-)

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